lundi 26 mai 2014

Fête



Fête

    À André Rouveyre.

    Feu d'artifice en acier
    Qu'il est charmant cet éclairage
    Artifice d'artificier
    Mêler quelque grâce au courage

    Deux fusants
    Rose éclatement
    Comme deux seins que l'on dégrafe
    Tendent leurs bouts insolemment
    IL SUT AIMER
    Quelle épitaphe

    Un poète dans la forêt
    Regarde avec indifférence
    Son revolver au cran d'arrêt
    Des roses mourir d'espérance

    Il songe aux roses de Saadi
    Et soudain sa tête se penche
    Car une rose lui redit
    La molle courbe d'une hanche

    L'air est plein d'un terrible alcool
    Filtré des étoiles mi-closes
    Les obus caressent le mol
    Parfum nocturne où tu reposes
    Mortification des rosesGuillaume Apollinaire(1880 - 1918)

Exercice

Exercice

    Vers un village de l'arrière
    S'en allaient quatre bombardiers
    Ils étaient couverts de poussière
    Depuis la tête jusqu'aux pieds

    Ils regardaient la vaste plaine
    En parlant entre eux du passé
    Et ne se retournaient qu'à peine
    Quand un obus avait toussé

    Tous quatre de la classe seize
    Parlaient d'antan non d'avenir
    Ainsi se prolongeait l'ascèse
    Qui les exerçait à mourir
Guillaume Apollinaire(1880 - 1918)

Enfance

Enfance

    Au jardin des cyprès je filais en rêvant,
    Suivant longtemps des yeux les flocons que le vent
    Prenait à ma quenouille, ou bien par les allées
    Jusqu'au bassin mourant que pleurent les saulaies
    Je marchais à pas lents, m'arrêtant aux jasmins,
    Me grisant du parfum des lys, tendant les mains
    Vers les iris fées gardés par les grenouilles.
    Et pour moi les cyprès n'étaient que des quenouilles,
    Et mon jardin, un monde où je vivais exprès
    Pour y filer un jour les éternels cyprès.
Guillaume Apollinaire(1880 - 1918)

Désir

Désir - Guillaume Apollinaire


Mon désir est la région qui est devant moi
Derrière les lignes boches
Mon désir est aussi derrière moi
Après la zone des armées
Mon désir c’est la butte du Mesnil
Mon désir est là sur quoi je tire
De mon désir qui est au-delà de la zone des armées
Je n’en parle pas aujourd’hui mais j’y pense
Butte du Mesnil je t’imagine en vain
Des fils de fer des mitrailleuses des ennemis trop sûrs d’eux
Trop enfoncés sous terre déjà enterrés
Ca ta clac des coups qui meurent en s’éloignant
En y veillant tard dans la nuit
Le Decauville qui toussote
La tôle ondulée sous la pluie
Et sous la pluie ma bourguignotte
Entends la terre véhémente
Vois les lueurs avant d’entendre les coups
Et tel obus siffler de la démence
Ou le tac tac tac monotone et bref plein de dégoût
Je désire
Te serrer dans ma main Main de Massiges
Si décharnée sur la carte
Le boyau Goethe où j’ai tiré
J’ai tiré même sur le boyau Nietzsche
Décidément je ne respecte aucune gloire
Nuit violente et violette et sombre et pleine d’or par moments
Nuits des hommes seulement
Nuit du 24 septembre
Demain l’assaut
Nuit violente ô nuit dont l’épouvantable cri profond devenait
plus intense de minute en minute
Nuit qui criait comme une femme qui accouche
Nuit des hommes seulement

Dame

Dame

Toc toc Il a fermé sa porte
Les lys du jardin sont flétris
Quel est donc ce mort qu'on emporte
Tu viens de toquer à sa porte
Et trotte trotte
La petite souris
Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)

De la batterie de tir

De la batterie de tir

    Au maréchal des logis F. Bodard.

    Nous sommes ton collier France
    Venus des Atlantides ou bien des Négrities
    Des Eldorados ou bien des Cimméries
    Rivière d'hommes forts et d'obus dont l'orient chatoie
    Diamants qui éclosent la nuit
    Ô Roses ô France
    Nous nous pâmons de volupté
    À ton cou penché vers l'Est
    Nous sommes l'Arc-en-terre
    Signe plus pur que l'Arc-en-Ciel
    Signe de nos origines profondes
    Étincelles
    Ô nous les très belles couleurs
Guillaume Apollinaire(1880 - 1918)

Dans l'abri-caverne

Dans l'abri-caverne

    Je me jette vers toi et il me semble aussi que tu te jettes vers moi
    Une force part de nous qui est un feu solide qui nous soude
    Et puis il y a aussi une contradiction qui fait que nous ne pouvonsnous apercevoir
    En face de moi la paroi de craie s'effrite
    Il y a des cassures
    De longues traces d'outils traces lisses et qui semblent être faitesdans de la stéarine
    Des coins de cassures sont arrachés par le passage des types de mapièce
    Moi j'ai ce soir une âme qui s'est creusée qui est vide
    On dirait qu'on y tombe sans cesse et sans trouver de fond
    Et qu'il n'y a rien pour se raccrocher
    Ce qui y tombe et qui y vit c'est une sorte d'êtres laids qui me fontmal et qui viennent de je ne sais où
    Oui je crois qu'ils viennent de la vie d'une sorte de vie qui est dansl'avenir dans l'avenir brut qu'on n'a pu encore cultiver ou élever ou humaniser
    Dans ce grand vide de mon âme il manque un soleil il manque ce quiéclaire
    C'est aujourd'hui c'est ce soir et non toujours
    Heureusement que ce n'est que ce soir
    Les autres jours je me rattache à toi
    Les autres jours je me console de la solitude et de toutes les horreurs
    En imaginant ta beauté
    Pour l'élever au-dessus de l'univers extasié
    Puis je pense que je l'imagine en vain
    Je ne la connais par aucun sens
    Ni même par les mots
    Et mon goût de la beauté est-il donc aussi vain
    Existes-tu mon amour
    Ou n'es-tu qu'une entité que j'ai créée sans le vouloir
    Pour peupler la solitude
    Es-tu une de ces déesses comme celles que les Grecs avaient douéespour moins s'ennuyer
    Je t'adore ô ma déesse exquise même si tu n'es que dans monimagination
Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)