vendredi 4 octobre 2013

Tentation

Tentation par Marcel Dugas


Je vais partir d'un pas libre et rapide; rien ne me lie à
aucune rive, à aucun bonheur, à aucune joie; je suis libre dans
le dépouillement complet de moi-même.
Mes pieds nus cherchent un sable doux pour s'y enfoncer;
ils ne veulent y laisser de traces que celles qui se perdront
dans le vent. Après s'être déchirés sur la route aux cailloux et
aux ronces, ils mendient la fugace chaleur du sable avant de
s'engloutir dans l'intégral oubli.
Mes pieds nus cherchent un sable doux pour s'y enfoncer.
Mes mains inhabiles au bonheur se refusent, désormais, à
la tendresse éblouie et savante. Elles ne construiront pas des
cathédrales, des architectures précieuses, des monuments de
la croyance, et des temples aux saints. Non, mais je les
forcerai à pétrir dans la glaise des dieux tristes et mutilés, des
femmes souffrantes, des avortons et des nains. Et parmi
toutes ces formes éphémères, nées de ma fièvre et de mes
doigts las, je construirai une déesse harmonieuse que je
laisserai sur le rivage, après avoir imprimé mes lèvres sur son
argile.
Mes mains inhabiles au bonheur se refusent désormais à
la tendresse éblouie et savante.
Mon visage tourmenté n'est à personne: j'espère en
refléter l'image dans la mer pour qu'elle s'y perde avec les
aspects de la nature nombreuse, et qu'elle s'y abîme avec son
 
ciel, sa ceinture d'arbres frissonnants, ses algues et ses
roseaux condamnés.
Mon visage tourmenté n'est à personne.
Mon imagination - cette adorable maîtresse! - qui me
créa un isolement farouche parmi les formes qui emplissaient
ses rêves, je la bénirai de m'avoir détruit et sauvé. Écolier,
elle posait sur mes tempes des diadèmes de fièvre. Plus tard,
à Paris, à Naples, à Florence, à Venise, elle savait diviniser
les marbres, les déesses et les dieux. Sous sa flamme, ils
revêtaient des apparences humaines qui me prodiguaient le
délire. Et sur les rives vantées de l'Adriatique, dans une
femme en haillons, elle me fit saluer la statue vivante de la
misère. Maîtresse profonde d'erreurs qui, pour mon festin,
couronnait de beautés la matière la plus sourde, et dans la
source ressuscitait la mort émerveillée de Narcisse, et, sous
les ramures, des théories de bacchantes captives.
«  A Reine, puisque je pars vers des rives léthéennes,
puisque je m'en vais sans retour, je te bénis de m'avoir sauvé
et détruit. Tes bras, écartés sur l'horizon, paraissaient des
appels de blancheur heureuse, exaucée. Déesse infatuée,
déployée aux confins de la mort, tu dispensais l'extase ou
l'agonie. Quand ta plainte joyeuse, ou sombre, fatiguait
l'espace, je croyais entendre le gémissement de la terre vers
l'inconnu. Et j'étais l'enfant envolé, tendu vers tes
apparitions, ta robe écarlate, tes genoux de nuit et de songe. »
Mon imagination - cette adorable maîtresse! - je la
bénirai de m'avoir détruit et sauvé.
Mon coeur - ce vieil agonisant! - je le prierai de
s'éteindre dans le vent sans une plainte.
 
Avec l'encens et la myrrhe, j'embaumerai ses plaies, et
m'approchant, à pas religieux, de certaines douleurs, je les
embrasserai comme si elles étaient des femmes divines et
sacrées. Puis je rirai de ses sensations, de ses désirs et de ses
larmes. Mon coeur - ce vieil agonisant! - je le prierai de
s'éteindre dans le vent sans une plainte.

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