vendredi 4 octobre 2013

Rébus

Rébus de Marcel dugas

I
Le dieu plonge et disparaît dans la mer. Il dort au fond des
eaux qui lui servent de berceau liquide. Son linceul, ce sont
les vagues qui l'enveloppent, le roulent, le caressent. Il
semble mort.
Sa mémoire lui compose un asile fleuri d'émotions et de
larmes. Il est tout baigné d'effluves, de parfums. Le désir
l'arrache à son néant, le ressuscite. Et l'on dirait que sa tête
pleure au bord de la nuit; il sanglote comme l'enfant touché
de la première blessure.
Sur un lit de roseaux, il a l'air d'un dieu paré pour
quelque supplice. Mais il cache son front outragé à la
lumière. Il se refuse aux cris qui le veulent atteindre, à la
bouche qui se tend pour la morsure.
Le dieu a dormi longtemps sur un lit de varech, les algues
ont tissé son corps d'un vêtement qui frissonne. Il s'ennuie de
cette mort volontaire, et de ces eaux, et de ces conques, et de
ce sable qui, bouchant son oreille, l'empêche d'entendre le
cri de l'amour.
Le héros secoue son sommeil, et tout mouillé de la pluie
cristalline des séjours divins, il se hausse à la vie et tend les
bras vers les fruits de l'Arbre.
 
Mais il trébuche sur le sol qui s'offre à son pas. L'abîme
était sa patrie: la connaissance éblouit ses yeux. Il vacille,
balbutie et s'écroule sur ses genoux.
Il est pâle d'avoir été le prisonnier de la mer et de l'infini.
II
Les roseaux s'inclinent sous une brise parfumée; le corps
étendu sur la rive laisse bruire sous sa peau la chanson de la
terre. Sur la bouche de l'homme à demi éveillé, un rire court.
Les cheveux soulevés permettent de contempler un front
livide où s'épand soudain la lumière du plaisir. Une main
errante pince le genou en repos qui, tout à l'heure, se dressait
dans la bataille. Les roseaux gardent et protègent le bel
animal que gâta le sommeil féerique. Un rideau d'ombres
ondoie sur les membres engourdis de félicité: ramages,
girandoles qui sont de pourpre, de violet et de vert. Toutes les
caresses se sont posées, toutes les caresses sont venues, les
unes après les autres, déposer leur baiser.
Ce corps, moite de délices, ne se tient plus de soupirs et
de joie. Et il a l'air, tant il est mou et trempé, de descendre
dans le lit charnel de la terre amoureuse.
Les roseaux s'inclinent toujours: ils bercent le réveil de ce
vainqueur.
 
III
De quoi mon intelligence qui s'ennuie se pourrait-elle
nourrir? Je refuse mon adhésion à la découverte des
théorèmes classiques; j'abolis en moi le souvenir des
logarithmes que je n'ai jamais sus; je veux ignorer la
géométrie et l'algèbre, mes deux vieilles ennemies; la
lumière connue du soleil m'offusque, et la nuit, qu'elle garde
pour le rêveur d'hier ses étoiles et sa lune! Je ne suis pas né
pour être une chose éternellement soupirante vers des lacs
romantiques, des vierges au balcon qui se pâment dans la
brise. Et j'ai dégringolé Roméo de son échelle de soie; et j'ai
tué le faune dressé sur des proies toujours possibles.
Omphale, tu ne me verras pas, étendu à tes pieds, nouvel
Hercule que fatigue sa force et qui se tue à vouloir être
tendre. Pour tes beaux yeux pervers, chargés d'étincelles,
Hélène, je n'introduirai pas, grâce à des ruses savantes, un
autre cheval de bois dans une Troie incendiée, qui regarde
avec désespoir crouler ses murailles, et sa reine devenir le
butin d'un odieux vainqueur.
J'ai dit à mes sens de se taire, à mon esprit d'ignorer le
connu. Je me veux amuser avec un rien qui sera un symbole,
mais un diable de symbole.
De quoi vais-je tirer la substance idéale? le noumène? la
structure évocatrice? Quel limon va se changer en ailes, en
bruissements, en chansons?
Dieu! qu'est-ce que je frôle? Mes doigts se glacent et sont
comme mordus par une légère caresse.
 
Ne craignez que je défaille! Car je ris. Et mon émotion ne
sera que de pensée. Tous les dieux me protègent, veillent sur
mon âme. J'ai la grâce de l'esprit. En vérité, je domine la
matière !
Mes sens, comme vous vous taisez! Mon âme, tu ne
pousses pas le plus léger des cris, et ma jambe, ardente aux
combats, se tient ferme, hiératique, - telle un pilier de
bronze !
... Je saisis un objet, je le palpe, - c'est idéal! Je le tourne
sous la lumière; j'examine avec soin - celui de l'esprit - les
aspects, les nuances, le vif éclat, l'harmonie qui composent
sa perfection. Je le hausse au-dessus de ma tête, je le
retourne, je l'approche de mon oreille, de mes yeux et de
mon nez. Je souffle sur sa poussière; je le presse et
l'embrasse.
Puis soudain, je m'arrête, je réfléchis, je rêve, car un
miracle se dévoile à mes yeux; je tiens la mer dans mes
mains !

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