vendredi 4 octobre 2013

Un Romantique Canadien: Louis Fréchette (1839-1908)

Un Romantique Canadien: Louis Fréchette (1839-1908)

Par Marcel Dugas (1883-1947)






(Montréal, Éditions Beauchemin, 1946.)






TABLE DES MATIERES
Introduction
La jeunesse de Fréchette
L’exil de Fréchette
Adolphe Routhier et Louis Fréchette
Les Fleurs boréales
Les Oiseaux de Neige
Amitiés
Intimités
La Légende d’un Peuple
Originaux et détraqués
La Noël au Canada
Autres querelles
Louis Fréchette, auteur dramatique
Épaves poétiques
Dernières années









Introduction

Étudier Fréchette, c’est attirer un moment l’attention sur
l’un des aspects de la poésie canadienne à ses débuts, en
montrant de quelle façon la sensibilité moderne s’est
exprimée par un écrivain qui ne manquait pas de dons
poétiques. Cela peut aussi intéresser, ce nous semble, ceux
qui aiment ces sortes d’enquêtes intellectuelles. On y verra
un poète qui, ayant fait siens les sentiments et les idées
démocratiques de Victor Hugo, s’est efforcé de les
transplanter en terre canadienne.

À travers des tâtonnements et des puérilités, on apercevra
la complexité du problème littéraire canadien, l’attitude de
Fréchette vis-à-vis des deux races, son attitude de combat,
l’amour qu’il porta à sa patrie d’origine, à sa littérature, à ses
gloires scientifiques, militaires, historiques.

Il a voulu écrire, il a écrit l’histoire d’une résistance chez
des colons qui, en Amérique, demeurèrent français après la
conquête anglaise. Cette gageure, elle a été tenue et gagnée.
Sous des rudesses inévitables, l’essentiel fut sauvé, je veux
dire le culte de la France. Nous lui savons gré du service
rendu, car il a été le porte-voix de toute une génération qui
pensa par lui, par ses vers, qui épousa ses enthousiasmes et
ses colères.

Le pays était alors traversé d’influences diverses. La
pensée française au Canada livrait une lutte opiniâtre au
puritanisme anglais cantonné dans la province d’Ontario. Ce
fut un moment de combativité que nous devons saluer ici; les
polémiques, de part et d’autre, se distinguaient par une
grande âpreté. Québec militait pour sauver un idéal qui
permît aux Canadiens de survivre comme entité française. On
était toujours à la veille de mettre le feu aux poutres de la
frêle maison. Par ailleurs, les Canadiens qui avaient
beaucoup souffert n’inclinaient que trop à la soumission
aveugle, à cette retenue craintive dans l’affirmation de leurs
droits les plus élémentaires, les plus indiscutables: langue et
religion. Louis Fréchette, avec quelques hommes politiques,
sonnait le ralliement des espérances qui défaillaient.
La littérature en recevait une influence réelle et si les
apôtres de la conciliation naissaient, Fréchette méprisait cette
tactique; il se cabrait, s’indignait. Il jetait l’anathème à
l’oppresseur, à l’ennemi de la race française. Il n’était pas de
ceux qui se soumettent à un état de choses créé en partie par
les moeurs, la presse, les pouvoirs établis: il faisait, à sa
façon, figure de révolutionnaire. Son rôle littéraire se doubla
donc d’une action politique. Nous voyons en lui un homme
qui cherche à prendre conscience de sa pensée, qui s’efforce
de donner une âme à la foule, aux Canadiens des raisons
d’exister, de n’oublier rien du passé, de continuer la lutte
pour que Québec demeure la marche française d’Amérique.
Malgré les faiblesses de son art, il a enrichi la sensibilité
canadienne; il a étendu les perspectives où se mouvait le rêve
blessé de ces colons français; il a donné un langage à des
aspirations confuses qui ne connaissaient pas encore le mot
qui délivre, le chant où des vaincus exhalent leurs douleurs;
par lui, la souffrance du déraciné devenait argument de
combat, élément de réparation dans l’avenir, un thème que
reprendraient en choeur les hommes politiques pour le faire
servir à leurs desseins, au succès de leurs revendications.
Certes Crémazie avait tenté de faire passer la grande plainte à
travers ses cantilènes: reliques de Carillon dont s’enveloppe
le soldat mourant, et de la terrasse de Québec où tout un
peuple halète d’espoir, le rêve poursuivant une réalité qui
s’enfuit... comme une galère d’or à jamais perdue. Par sa
voix plus ample, Fréchette y réussit davantage.
Au cours de cette étude, nous citons avec abondance le
poète de La Légende d’un Peuple. De son oeuvre peu connue
en France, nous détachons plusieurs extraits qui peuvent
constituer une sorte d’anthologie.1
1 Avons-nous besoin de dire qu’en étudiant Fréchette, nous
nous sommes efforcé de pénétrer ses raisons, et de taire,
la plupart du temps, ce que nous pensons nous-même sur les
questions qui le touchent, le font rêver et écrire? Je
crois que l’on s’en apercevra.


La jeunesse de Fréchette
Louis-Honoré Fréchette naquit à Lévis le 16 novembre
1839. Ses ancêtres étaient originaires de l’Île de Ré, en
Saintonge, qui fournit au XVIIe siècle tant de colons au
Canada et au premier rang desquels il faut compter le plus
illustre d’entre eux, Samuel de Champlain, fondateur de
Québec. Sa famille était de condition modeste.
Dans la dédicace de ses Contes à James Edgar, député
d’Ottawa, Fréchette a longuement parlé de Lévis, du Lévis de
son enfance, et de Québec:
« En jetant les yeux sur le plateau de Lévis, par exemple,
en y embrassant du regard ces édifices considérables, ces
rues bordées d’arbres et d’habitations élégantes, il te serait
impossible de reconnaître le théâtre de nos ébats de gamins et
de nos longues rêveries d’adolescents.
« Tu ne retrouverais plus la commune, avec ses tranchées
historiques, ses monticules se succédant pêle-mêle comme
les vagues de la mer, ses étroits sentiers se faufilant à travers
les bouquets épars des coudriers, des cenelliers et des
cerisiers à grappes.
« Tu chercherais en vain les prairies frangées de
broussailles épineuses, et plantées par-ci par-là de vieux
ormes aux branches en ogive, où nous allions, pour nous
amuser, aider à la fenaison.
« C’est à peine si tu trouverais, au bord de la falaise qui
domine le Saint-Laurent, un petit coin de roc où t’asseoir
pour jouir encore une fois du spectacle, toujours grandiose et
toujours beau, du soleil sombrant derrière la gigantesque
arête du rocher de Québec, et pour écouter s’endormir le
grand fleuve, avec ses bruits et ses rumeurs, dans le calme de
la nuit tombante.
« T’en souviens-tu?...
« Combien de fois, par les soirs limpides et parfumés, ne
nous sommes-nous pas arrêtés là, le front moite et la pensée
étrangement troublée par je ne sais quelle nostalgie du rêve!
« Combien de fois ne sommes-nous pas venus là tous les
deux, poètes de l’avenir, dans le recueillement et la solitude,
demander aux caresses rafraîchissantes des brises, aux
murmures confus et berçants de la vesprée, aux mille et une
splendeurs embrasées du couchant, le secret de ces émotions
vagues dont l’envahissement étreignait si délicieusement nos
coeurs de quinze ans! »
Premiers cris de l’âme!
Premières vibrations intérieures!
Premiers tressaillements de la jeunesse qui va fleurir!
Vos ivresses inquiètes ne s’oublient jamais. Toute la vie
en garde une espèce d’ébranlement mystérieux et doux.
Oui, bien des choses sont changées. Les vastes champs
que nous foulions à la raquette; les estacades flottantes où
notre canot de pêche reposait à l’abri du vent; les anses
sablonneuses où nous allions faire nos plongeons de jeunes
canards, tout cela est disparu. Les rails du Grand-Tronc et de
l’Intercolonial ont bouleversé tout cela, et bien d’autres
choses.
C’est sur l’ancien quai Lauzon, construit par Sir John
Caldwell, et restauré à neuf, que s’embarquent aujourd’hui
les voyageurs pour New-York et San Francisco... quand il y
en a.
Une vaste usine s’est élevée sur l’emplacement même de
la maison dont la cave recela les cadavres qu’y enfouissait le
vieux meurtrier Lanigan, resté vivant dans les souvenirs
populaires sous le nom du « docteur Linguienne »... et dans
le carnet des savants, sous celui du « docteur l’Indienne ».
Le château Tweedle a été rasé par un incendie. À bas
aussi la vieille colonne qui rappelait l’endroit rendu célèbre
par le gibet de la Corriveau. Les canots d’hiver, ces vieux
adversaires de la banquise, ont vu leurs avirons vaincus par
les hélices de puissants bateaux à vapeur qui se rient
aujourd’hui des débâcles du « Lac » comme des tempêtes de
janvier.
Plus de wigwams montagnais éparpillés sur la grève
d’Indian Cove : un gigantesque bassin de radoub -puissent
les muses me le pardonner aussi volontiers que les électeurs
de l’endroit! -a pris leur place.
Le mai de Tempérance, la boutique à Gnace, la flûte à
Gaudrault, la meute à Batoche, tout cela est allé rejoindre les
neiges d’antan.
Et les vieux? partis aussi les uns après les autres.
Je ne suis même pas bien sûr que la mare à Pompon soit
encore sa place.
Mais il n’y a pas que de ce côté du fleuve où la main du
temps ait laissé des traces de son passage.
Québec aussi -oui, mon ami, Québec lui-même! -se
transforme petit à petit.
La basse ville a vu deux maisons se construire dans les
dix dernières années; Saint-Roch prend des allures
commerciales sérieuses; Saint-Sauveur s’allonge, et se donne
le luxe d’une église décorée par un vrai peintre.
Une gare de chemin de fer longe l’anse où ne
débarquaient autrefois que les huîtres de Caraquette et les
harengs du Labrador.
Les vieilles portes militaires sont démolies, et remplacées,
pour la plupart, par des barrières à tournure féodale, avec
mâchicoulis et échauguettes en poivrières -un éloquent défi
au statu quo traditionnel.
L’ancienne cathédrale, devenue basilique cardinalice, a
refait sa toilette.
Il y a le bassin Louise, le nouveau parlement, un palais de
justice neuf, deux clubs d’amis, où l’on se dévore encore
mieux que dans les sociétés patriotiques ou de Secours
mutuel.
L’historique château Saint-Louis est allé rejoindre les
ruines du collège des Jésuites et du vieux poulailler législatif
où s’est bâclée la constitution qui nous rend heureux depuis
1867.
Et -circonstances qui frapperont nos neveux
d’admiration -la rue Saint-Jean a failli s’élargir, après
quarante ans d’efforts; et l’on commence, paraît-il, à
construire un hôtel aux dépens de la Confédération,
représentée par mon ami Van Horne!
Faut-il noter d’autres progrès et d’autres disparitions.
Le cheval de pain d’épice, le bâton de crème, les bull’s
eyes, la planchette de tire, le baril de bière d’épinette sont des
institutions du passé.
Les paniers de bric-à-brac s’éloignent peu à peu des
places publiques.
Les commis de la basse ville et de la côte de la Montagne
ne racolent presque plus les chalands au coin des rues.
La « boîte à Barbeau », qui fut longtemps un des plus
importants points de repère de la capitale, a quitté ses
crochets légendaires.
Et le cabriolet à soupente des anciens jours -la calèche,
comme on l’appelle encore -s’il n’est pas classé un de ces
quatre matins parmi les reliques de quelque amateur
d’antiquités, sera bientôt remisé dans le compartiment
réservé aux vieilles lunes.
Plus de garnison anglaise!
À peine quelques artilleurs indigènes arpentant les rues et
portant des sabres -comme leurs casquettes, du reste, qui ne
leur couvrent jamais que la moitié d’une oreille -pour le
principe.
Plus de vieux notaires ou d’anciens greffiers en retraite,
allant prendre le frais à cinq heures du matin, sur la Terrasse,
en robe de chambre et en pantoufles!
Les maisons, lourdes et basses, sont bien encore assises
sur le fin bord des trottoirs; mais on voit percer ça et là, sous
l’arcade des nouvelles barrières et dans le fouillis des
cheminées monumentales, les toits à tourelles de construction
plus sveltes et plus modernes.
Les dieux s’en vont!
Bref, mon pauvre Edgar, le cadre de nos premières
impressions n’est plus du tout le même.
Ce que nous avons appris à aimer ensemble nous quitte.
Ce qui a fait la gaieté ou la poésie de notre printemps
s’efface.
Le passé non seulement n’est plus, mais encore les
derniers vestiges qu’il avait laissés derrière lui, comme une
traînée d’ombre ou de soleil, s’oblitèrent rapidement!
Louis Fréchette vit donc le jour deux ans après
l’insurrection de 1837. Son berceau fut, pour ainsi dire,
secoué par la tourmente révolutionnaire, et son enfance
remplie des échos de cette révolte qui devait être si
longtemps le sujet de toutes les conversations, le thème sur
lequel revenaient les journaux de l’époque, la hantise de toute
une génération d’hommes. Le souvenir de cet événement
allait sa vie durant dominer la pensée du poète. Il sera
révolutionnaire en politique, en littérature, ou du moins
voudra l’être. Au fond, il ne fut qu’un bon garçon aux allures
subversives, qui s’est cru terrible, le démon de la littérature et
de la politique canadienne. Il rêva d’être un Hugo canadien.
Et il y a un peu de Victor Hugo dans l’homme et dans
l’artiste. Au physique, lorsqu’il devint vieux, quelque vague
ressemblance avec le poète français. Dans son oeuvre,
l’influence est indéniable; elle baigne la plupart des volumes
de vers qu’il écrivit.
Le souvenir de la rébellion de 1837 exerça donc une
action déterminante sur l’orientation politique et littéraire du
poète. Après la cession du Canada à l’Angleterre, les soixante
mille Français qui étaient demeurés en terre canadienne
continuèrent de batailler pour conserver leur langue et leur
religion.
Sur tous les terrains: religieux, patriotique, économique,
ils déployèrent des qualités d’endurance, de vigueur,
d’ingéniosité qui sont les caractéristiques de l’esprit français.
Peut-être n’a-t-on pas assez loué la force morale de ces
Français d’Amérique qui, malgré le dénuement et la misère,
résolurent de rester eux-mêmes. L’histoire de cette résistance
prend, au regard de l’historien, un sens qui dépasse le récit
ordinaire. Dans les annales où sont réunis les traits
d’héroïsme qui composent un visage parfois sublime au jeune
Canada français, notre admiration se peut alimenter de
raisons diverses.
Papineau, si ardent à vouloir construire le présent, un
présent viable pour les siens, ne s’expliquerait pas sans
Cartier, Champlain, Maisonneuve, Montcalm, Lévis,
fondateurs et défenseurs du sol. Ils furent les premiers acteurs
du drame canadien. Leur rudesse éloquente s’éclaire de la
beauté de ces femmes françaises qui mêlaient leur grâce à la
force des chefs. Sur quel médaillon d’or pur gravera-t-on ces
figures de grands seigneurs, de découvreurs, d’hommes
politiques d’une si haute et si fine noblesse? Quel défi aux
plus authentiques héroïnes que le geste de Madeleine de
Verchères, défendant, seule, avec sa mère, la petite colonie
contre l’attaque des Iroquois.
L’âme de Fréchette s’ouvre aux souffles de cet héroïsme;
il se passionne pour ces belles aventures.
Longtemps la France, bouleversée par ses guerres et ses
révolutions, toute entière attentive à son destin, n’eut qu’un
vague soupçon de ce qui se passait là-bas, du rôle
éminemment français joué par un groupe d’hommes qui
gardaient avec âpreté l’amour de leur ancienne patrie, et dans
leurs habitudes, des manières de comprendre, d’aimer, de
prier à la française. Encore maintenant, on connaît mal ou
peu l’histoire de cette petite nation qui refait, sur des terres
éloignées, devenues étrangères, une autre figure à la France.
On sait que Montcalm périt sous les murs de Québec. Mais là
ne s’achève point la résistance. Elle s’est poursuivie jusqu’à
nos jours. Elle dure encore. Qui ne voit dans cette insistance
de parlementaires canadiens à exiger que l’on écrive sur les
voitures de la poste: malle de sa Majesté, à côté de la formule
anglaise, surtout dans l’énergie d’un Belcourt2, faisant abolir
un texte de loi ontarien, périlleux pour la langue et
l’éducation française des enfants, une nouvelle façon de
combattre, une sorte de jalouse défense des droits acquis? On
ne doutera plus que ces Canadiens soient encore français si
nous ajoutons qu’au téléphone, ils exigent aussi que les
demoiselles-téléphonistes leur répondent dans leur langue.
Ainsi dans la paix, la liberté conquise, les Canadiens
d’aujourd’hui, comme leurs pères dans des époques plus
troublées, surveillent l’héritage qui leur fut confié, le
défendent contre ce qui pourrait lui porter atteinte. C’est là
une attitude d’un réalisme touchant qui ne manque pas de
crânerie. On ne peut refuser de reconnaître que, dans ces
petits détails, se trahit véritablement cet esprit de nuance, cet
instinct de combativité qui nous est venu de France.
Mais revenons en arrière, au récit des luttes plus graves,
plus acharnées, où la vie même des descendants français au
Canada, était menacée dans les sources qui l’alimentaient.
L’histoire parlementaire de 1840 à 1867 illustre la conquête
lente, difficile, de la liberté. Nous la devons à l’audace
2 Sénateur canadien-français au parlement d’Ottawa.
éclairée des hommes politiques qui furent contemporains de
Papineau.
Attardons-nous un peu à considérer l’une des phases les
plus émouvantes de la résistance. Il vint un moment où
tracassés par les vexations politiques, administratives et
autres de l’oligarchie anglaise, les Canadiens français
s’aigrirent à un tel point que, sous la conduite de Papineau,
ils voulurent conquérir la liberté par les armes. Ce n’était
qu’une poignée d’hommes dressés contre la puissante
Angleterre. Les Anglais eurent vite fait de réprimer cette
rébellion. La tête des chefs fut mise à prix; les troupes furent
écrasées ou prirent la fuite. Le Canada dut subir le régime
militaire; la vie politique devint de plus en plus livrée à
l’arbitraire, à l’injustice. Lorsque Fréchette naquit,
l’atmosphère était troublée par les violences, les
récriminations, les séances parlementaires. Durant son
enfance, il n’entend parler que de la France, de Papineau, des
luttes politiques, de la persécution anglaise. Il nourrit son
esprit des raisons du patriotisme français; il réchauffe son
âme aux récits des vieillards qui, dans sa ville de Lévis, lui
racontent, le soir, sur le seuil des portes, la tête ornée d’un
bonnet de laine et entre deux bouffées de leur pipe de plâtre,
la grande épopée canadienne. Déjà, il n’a qu’un amour: celui
de son pays mêlé à l’image de la France, se confondant
quelquefois avec elle. Il rêve de le servir. Sera-t-il politicien,
avocat, poète? Ces divers rôles le tenteront tour à tour.
Pour le moment, il va à l’école de Lévis; il apprend les
lettres, le catéchisme, quelques notions d’arithmétique,
d’histoire européenne et canadienne. Il perd sa mère étant
très jeune. Cette privation des douceurs du foyer assombrit
ses jeunes années. Il a ensuite à souffrir de sa seconde mère
et, à l’âge de quinze ans, il part pour les États-Unis. Il en
revient bientôt, brisé de déceptions. Son père l’envoie alors
au Séminaire de Québec. Mais, comme le jeune Fréchette a
l’humeur vagabonde, il en sort un mois après, entre au
collège Sainte-Anne qu’il quitte également pour le séminaire
de Nicolet où il achève ses études. Ces changements, cette
impossibilité de se fixer nulle part, cette inquiétude de l’âme
et de l’esprit, marquent bien l’un des côtés du caractère de
Fréchette. Toute sa vie, il aura le désir d’aller ailleurs, de se
mettre en route vers quelque cité qui flattera son idéal de
poète; tout ce qui l’entoure le fatigue, l’ennuie. Il cherchera
une évasion dans la vie politique canadienne, dans la vie
littéraire.
Au sortir du collège, il étudie le droit à Québec. Il
entretient des relations avec le petit monde de publicistes,
d’avocats, de journalistes, d’historiens qui formaient un
groupe d’hommes intéressants dans la capitale françaisecanadienne.
Il a pour premier maître Octave Crémazie qui, on
le sait, vint mourir en France de regrets et d’abandon; il
connaît l’abbé Casgrain, Alphonse de Lusignan, F.-X.
Garneau, l’abbé Ferland, Gérin-Lajoie, Pamphile Lemay, etc.
Ceux qui ont étudié cet âge héroïque de la littérature
canadienne racontent que Crémazie tenait école dans
l’arrière-boutique de sa librairie. On y lisait les vers de Hugo,
Lamartine, Musset, Barbier, Brizeux, de tous les
romantiques. Le Génie du Christianisme passionnait ces
jeunes hommes enflammés par l’amour de la patrie et
désireux de la servir. La parole de Lord Durham les avait
rassemblés autour d’une idée commune. Ils voulaient, en
essayant de fonder une littérature, faire mentir ce gouverneur
anglais qui s’était écrié un jour: « qu’un peuple sans histoire
n’existe pas ». Déjà, en 1845 et les années suivantes, Garneau
avait publié les premiers volumes de son Histoire du Canada.
C’était une réponse au propos tenu par le fonctionnaire royal.
On avait aussi créé une revue: Les Soirées Canadiennes
(1861), et plus tard Le Foyer Canadien qui étaient lus par des
milliers de lecteurs. Le Québécois croyait que c’était là toute
la littérature. Il lisait avec dévotion ces pages qui furent les
premiers balbutiements de la pensée canadienne. Un
sentiment religieux très vif coulait à travers ces essais de
bonne volonté. La fierté nationale s’en exaltait. Un autre
public qui se sait assuré maintenant de son existence
physique et intellectuelle demande autre chose. Mais, dans un
pays qui n’a pas encore de statut politique, qui est en train
d’organiser sa vie matérielle et pensante, ces essais se
justifient parfaitement. On comprend l’exagération d’alors,
ses insuffisances, ses enthousiasmes; on les excuse, on croit à
leur nécessité.
L’insistance patriotique, la foi religieuse, l’exclusion
presque totale des questions qui intéressent les autres
peuples, cet intérêt unique, en quelque sorte jaloux, autour de
deux idées, impose le respect. En tout cas, le groupe
d’hommes dont faisait partie Fréchette courait au plus pressé.
Ils jetaient dans le combat suprême les grands mots
nécessaires: liberté, patriotisme, religion, sans toujours
sacrifier au style, à l’élégance; ils les agitaient comme des
drapeaux, des cloches d’alarme. Il faut les en remercier, car
ils ont permis à l’idée française de vivre, de grandir, de
prendre corps.
Le souvenir de la Constitution de 1791, la guerre des
Américains contre le Canada (1812), l’Insurrection de 1837,
l’acte d’Union de 1841, la Confédération de 1867, voilà les
grands événements de la politique canadienne qui devaient
exercer sur Fréchette une action considérable. Son esprit
reçoit le heurt de cette époque agitée, tumultueuse, décisive
pour l’influence française au Canada. On retrouve dans ses
premières oeuvres l’écho des protestations, le cri qu’un
peuple, qui se sent en péril, pousse afin de ne pas mourir.
Il était, sans doute, trop jeune pour participer aux luttes
qui se déroulèrent sous l’Union. Mais il en recueillit, toutes
fraîches, l’histoire et ses différentes phases. Enfant, il a noté
les griefs qui montaient des campagnes canadiennes. On les
formulait sur la place de l’église, dans les réunions de famille
ou d’amis, au parlement. Étudiant à Québec où les traditions
s’étaient conservées encore plus vivaces qu’ailleurs, entouré
de lutteurs restés fidèles à l’esprit de leurs ancêtres, et qui,
par la plume, la parole, entretenaient le culte de la France, il
prendra un contact plus direct avec les réalités de l’âme
canadienne, de son destin, de ses souffrances, et mesurera
aussi l’hostilité, à ce moment-là, de l’Angleterre vis-à-vis les
Français-canadiens. Il sent déjà naître sa vocation d’homme
de lettres, de poète.
Québec lui parle, lui module la chanson de son passé, de
sa gloire. Son site, les aspects de la nature si belle, si
pittoresque, les plaines d’Abraham et de Sainte-Foy lui sont
une magnifique leçon d’histoire. Il y fait des pèlerinages
romantiques avec ses amis. Dans ces champs où s’est
immortalisée la valeur des héros français, il saisit mieux le
prix d’un idéal, ce qu’il coûte de sacrifices et de douleurs
pour le maintenir, lui assurer la durée. Chaque motte de terre
lui enseigne la loi de l’effort, la vertu du souvenir. Si le nom
français, avec les grandeurs qu’il évoque peut être encore
prononcé, si la qualité de l’âme ancestrale s’est gardée intacte
malgré la tyrannie du vainqueur, il y a là un secret facile à
deviner, et dont il faut tirer profit. Les fils des vaincus qui, au
nom d’un loyalisme déliquescent, oublient dans les délices de
la paix et la montée de la civilisation matérielle, leur qualité
essentielle d’êtres humains, leur conformation historique,
physique et morale, sont bien près de ne plus exister.
Fréchette comprendra cette honte de n’être plus que des
fantômes disputant mollement des droits et des libertés
légitimes, et que balaie au visage le souffle du passé. C’est
pourquoi il est à la veille d’écrire ce libelle, La Voix d’un
Exilé, qui lui sera inspiré en partie par ce qu’il croit être le
pur amour du sol et l’angoisse de l’exil.
Il étudia le droit sans goût véritable. Avant tout, il se
sentait porté vers les lettres. Avec quelques-uns de ses amis
ayant les mêmes aspirations littéraires, il formait une sorte de
bohème dorée et misérable à la fois. Il appartenait à un
groupe appelé: « La Bohème ». Il habitait dans une mansarde
du Palais de Justice, avec son ami, Alphonse de Lusignan,
connu par ses chroniques. Là, Faucher de Saint-Maurice,
journaliste, auteur de volumes de voyages et d’essais, Arthur
Casgrain qui fit paraître: La Grande-Tronciade, poème
humoristique, etc., lièrent commerce d’amitié3.
Octave Crémazie avait été leur premier maître. Ces jeunes
gens qui virent dans la suite se joindre à eux Arsène
Michaud, Georges Duval, Henri Taschereau, ont laissé un
3 Je tiens ces détails de M. Achille Fréchette.
nom dans la politique ou les lettres du Canada. Ils fondèrent
des journaux humoristiques: Les Débats, La Scie, qui étaient
la lecture favorite des étudiants d’alors. Car il y avait à cette
époque, à l’Université de Québec, toute une jeunesse hardie,
blagueuse, qui vivait au jour le jour, amoureuse de tapage et
que la foule reconnaissait à ses allures de joyeuse fantaisie.
Vers le même temps, Fréchette collabora au Journal de
Québec que dirigeait M. Cauchon. Il a contribué aussi à la
fondation du Journal de Lévis dont il fut le premier rédacteur.
Son frère, Achille Fréchette, y envoyait des vers.
Durant ses études, il fut attaché au bureau des traducteurs
français du Parlement de Québec. À ce moment Fréchette se
passionnait d’histoire.
Toute la période qui s’étend de 1818 à 1840 avait été
remplie de luttes parlementaires. Nous ne referons pas en
détail l’histoire du parti anglais, de ses malversations, de ses
haines, du fanatisme qui l’anime. Qu’il nous suffise de dire
que ces événements historiques ont marqué, après 1837, la
période la plus agitée de la vie canadienne.
La Constitution de 1791 accordait au catholicisme
l’exercice de ses droits, mais laissait, en politique, subsister
la plupart des revendications des Canadiens. En vérité, le
Gouvernement représentatif apparaissait pour la première
fois au Canada, et cependant la façon dont il s’exerça
encourut l’hostilité des esprits libres. Le parti anglais
concentrait dans ses mains tout le pouvoir. C’est pourquoi
après quelques années de calme, la lutte reprit avec violence.
À ce moment-là, commencent les grands débats
parlementaires et les campagnes du journal Le Canadien de
Québec. Guerre de race et de religion. Lutte passionnante qui
déchaîne les appétits, les excès du vainqueur, les indignations
des vaincus. On assiste à un drame où l’esprit français et
l’esprit saxon s’opposent. Antinomie qui semble insoluble,
qui ne pourra pas être résolue par des concessions honteuses.
La révolte de 1837, si souvent condamnée, fut peut-être
nécessaire pour amener Londres à des vues plus conciliantes.
Si absurde qu’elle ait été et si déplorable dans ses suites
immédiates, elle a forcé à réfléchir les diplomates anglais. Ils
finirent par se convaincre que la violence n’aurait pas raison
du peuple canadien.
En outre, le loyalisme qu’il avait montré en 1812, lors de
la guerre d’Amérique, constituait un argument qui devait
prévaloir en sa faveur dans un avenir prochain.
De 1840 à 1867, après une longue série d’épreuves et de
luttes constantes, un vrai régime parlementaire se fonde au
Canada. Plus de gouvernement séparé, de chambre élue où
domine l’élément anglais. Des partis se créent, grâce à
l’entente de Baldwin, réformiste du Haut Canada, avec
Lafontaine, homme du Québec; un libéralisme certain anime
ceux qui sont chargés de gouverner la nation canadienne. Le
Parlement cesse d’être une déformation ou une caricature; la
voix de la justice parvient à dominer les passions mauvaises.
En dépit de la politique adoptée par le bureau des colonies à
Londres et de ses complices au Canada, le régime qui avait
été imposé se change en instrument de liberté. Et l’acte
d’Union qui, à l’origine, était une tentative de « fondre
graduellement en un seul peuple homogène les différentes
races qui habitaient les deux Canadas » (Garneau) eut une
tout autre issue. Les Canadiens furent sauvés de
l’asservissement par l’alliance du chef ontarien avec celui
qui, à Montréal, représentait avec tant de noblesse, les
aspirations de notre race.
En 1863, le Canada se cherche encore une orientation
dans la politique, dans la vie nationale. Pour les Français du
Canada, c’était une question de vie ou de mort. Il ne leur
restait que le champ parlementaire, et ils avaient chance,
selon la fortune des choses, d’en sortir libres ou enchaînés.
En 1867, la Confédération couronna l’effort de ceux qui
avaient combattu pour l’obtention d’un statut politique
assurant de communes franchises aux deux peuples qui se
partagent le Canada.
Mes Loisirs, le premier livre de Fréchette, date de 1863. Il
était encore étudiant, plein d’enthousiasme, et croyait
révolutionner les lettres canadiennes.
Ce volume ne révolutionna rien. Comme tout livre de
débutant, il est rempli de clairs de lune, de promenades sur le
lac, et vous ne voudriez pas qu’il ne fût pas question de
fleurs, d’amour de la patrie. Nous y trouvons cela et nous
trempons nos lèvres à toutes les sources sacrées. Quelque
temps après, Fréchette s’exila aux États-Unis d’où il lança
des diatribes enflammées qui produisirent au Canada une
grande sensation.





L’exil de Fréchette (1865)
Alexandre Belisle, dans son Histoire de la Presse Franco-
Américaine, rapporte un fait singulier. En 1903, le poète lui
aurait dit que, vers 1865, M. Médéric Lanctot, de Montréal,
donna à un certain colonel Suderland une lettre
d’introduction où il priait Fréchette de lui faire visiter
Québec. Ce dernier, ignorant à qui il avait affaire, conduisit
son visiteur à travers la ville et à la citadelle. Mais il apprit un
peu plus tard que ce soldat était un espion fénian4. Il confia
ce secret à des amis qui lui conseillèrent de quitter le pays au
plus tôt. Il s’expatria et se rendit à Chicago.
Nous pouvons ajouter foi à ce témoignage, puisque Louis
Fréchette a expliqué lui-même la raison de sa fuite. Mais à
l’époque où cet incident se produisit, on attribua son départ
au découragement, aux désillusions de la politique et de sa
profession d’avocat.
Le séjour de Fréchette à Chicago fut assez accidenté. Tour
à tour journaliste et poète, correspondant au département des
terres du chemin de fer de l’Illinois Central, où il succéda à
Thomas Dickens, frère du grand romancier.
Chicago, à ce moment-là, constituait un centre important
de Canadiens. Le long des fleuves américains, au coeur des
cités ouvrières ou commerciales, s’élevaient de véritables
petits États français. Le curé de Chicago, M. l’abbé Côté, né
à Saint-Joseph de Lévis, près Québec, faisait montre d’un
4 Les Fénians étaient une secte irlandaise qui, après avoir vainement essayé
de délivrer l’Irlande du joug anglais, vinrent aux États-Unis et tentèrent, par
haine
de l’Angleterre et goût du pillage, d’envahir le Canada. Ils furent promptement
repoussés.
beau zèle. Comme les curés américains d’origine française, il
était doué d’un tempérament combatif. Il voyait très
clairement que le patriotisme était une condition de salut pour
les groupes dont il avait la direction. Il embrasait les esprits
par des conférences débordantes de foi catholique et
française.
La lutte que devait soutenir, avec une ardeur si généreuse,
le prêtre canadien aux États-Unis contre les empiétements,
les « habiletés » du clergé et des évêques irlandais, ne faisait
que commencer. Louons Fréchette d’avoir été l’un des
premiers, d’entre ces hommes de combat, qui s’opposèrent
aux tentatives d’anglicisation du parti irlandais. Par la plume,
par des conférences répétées, il revendique les droits du
français. On retrouverait dans les articles, les discours qu’il
publia, comme le prélude de ces vigoureuses campagnes de
presse que menèrent plus tard M. Laflamme, directeur de La
Revue Franco-Américaine, et d’autres journalistes.
Parmi les Canadiens qui jouèrent, à cette époque, un rôle
important dans le journalisme aux États-Unis, il faut citer
Ferdinand Gagnon. « Créer aux États-Unis une presse
canadienne-française qui ranimerait le patriotisme des
émigrés, et servirait d’organe à leurs réclamations, organiser
partout des sociétés de Saint-Jean-Baptiste qui grouperaient
les Canadiens dispersés et leur donneraient de la consistance;
réunir dans des assemblées nationales, les hommes de tête et
d’action pour leur faire adopter un programme commun et
aviser ensemble aux moyens de le mettre à exécution: telles
étaient les grandes lignes de l’entreprise. Il fallait, à coup sûr,
une intelligence peu commune pour concevoir un pareil
projet, et une intrépidité de coeur que rien ne saurait abattre,
pour en assurer le succès. »
Ferdinand Gagnon se mit à l’oeuvre et fonda Le
Travailleur (E. Hamon).
Mais ce ne fut pas le seul journal d’inspiration canadienne
dans la Nouvelle-Angleterre. Les journaux qui avaient adopté
le même programme d’études et d’action furent assez
nombreux. Dressons-en la liste: Le Messager, à Lewiston,
Maine; Le Courrier, à Manchester, New-Hampshire;
L’Avenir Canadien, à Manchester, New-Hampshire; Le
Défenseur, à Holyoke, Massachusetts; L’Indépendant, à Fall
River, Mass.; Le Courrier, à Worcester, Mass; L’Étoile, à
Lowell, Mass.; Le National, à Lowell, Mass.; Le Jean-
Baptiste, à Pawtucket, Rhode Island; Le Courrier, à
Woonsocket, Rhode Island; Le Jean-Baptiste, à
Northhampton, Mass.
Quant au journalisme d’expression française dans la
province de Québec, il avait débuté presque au lendemain de
la conquête anglaise. Le Canadien (1806) que devait illustrer
plus tard Étienne Parent (1802-1874) prit la défense des
Canadiens contre la bureaucratie anglaise. Ses polémiques
avec le Mercury, journal anglais, furent célèbres.
La liste des journaux de Québec est imposante; il est
édifiant de citer le titre de quelques-uns de ceux qui eurent
une si grande influence sur les hommes du XVIIIe et du
XIXe siècle au Canada. Longtemps ils ont été l’unique
nourriture littéraire, et quoique, pour la plupart, ils fussent
remplis des comptes rendus des débats au Parlement et des
assemblées populaires, ils consacraient cependant une page à
la littérature. On s’étonne qu’au début de notre existence
nationale ils aient été si nombreux. Les voici par ordre de
date: La Gazette de Québec, 1764; La Gazette du Commerce
littéraire, Montréal, 1778; La Gazette de Montréal, 1785; Le
Magasin de Québec, 1792; Le Canadien, Québec, 1806; Le
Courrier, Québec, 1807; Le Vrai Canadien, Québec, 1810;
Le Spectateur, Montréal, 1813; L’Aurore, Montréal, 1815;
L’Abeille canadienne, Montréal, 1818; la Minerve, 1830;
L’Ami du Peuple, 1832; etc.
Il est certain que l’attitude adoptée par l’auteur de La Voix
d’un Exilé aux États-Unis témoigne d’une noblesse d’âme,
d’un attachement profond à la France, et du désir de glorifier
l’esprit de la grande patrie. C’est peut-être l’époque la plus
belle de la vie de Fréchette. Quoique plus discrète, à coup
sûr, que dans les années qui vont suivre, l’énergie qu’il
déploya eut une action heureuse sur une foule de Francoaméricains.
Il donna au patriotisme français une nouvelle
impulsion en lui fournissant des arguments, une voix, des
armes.
L’activité de ce jeune poète exilé aux États-Unis fut
féconde: les Franco-américains qui le lisaient, le suivaient,
applaudissaient à ses discours, ont pris, à son contact, le goût
de vivre, ont senti se réveiller leurs instincts de solidarité
nationale. Cultivé, ayant de la séduction physique, de la
chaleur, de l’éloquence, il devait leur paraître comme un frère
supérieurement doué, né pour les défendre, et les conduisant
vers le but de leur espoir: celui de s’imposer comme entité
française, d’assurer par des lois, des créations véritables, une
survivance dont ils étaient justement fiers.
En 1865, le groupe canadien de Chicago s’accroissait
avec rapidité. Ce groupe allait prendre de l’importance. On
sentait la nécessité de créer un journal, depuis la disparition
du Courrier de l’Illinois, à Kankakee, en 1863. Il est vrai
qu’une tentative de journalisme, reprise un peu plus tard,
n’avait guère réussi. Et La Sentinelle, fondée en 1867, cessa
de paraître.
Quelque temps après son arrivée à Chicago, Fréchette
devint rédacteur à L’Observateur (1866) qu’il fonda avec
Barclay. Mais ce journal vécut peu de temps et il eut le même
sort que les journaux précédents.
L’année 1868 vit l’apparition d’une autre feuille qui porta
le nom de L’Amérique: Théophile Guéroult, Fréchette,
Samuel Pinta en furent les fondateurs. On était à la veille des
élections présidentielles. Deux partis se trouvaient en
présence: Grant et Colfax, candidats républicains; Seymour
et Blair, candidats démocrates. L’histoire américaine a
conservé le souvenir du prestige exercé par Grant sur les
populations du Sud: sa puissance et sa gloire grandissaient de
jour en jour, tandis que Seymour, chef des démocrates,
semblait vaincu avant la défaite elle-même. Au journal, on
épousa les idées du parti républicain. Fréchette se jeta dans la
bataille électorale; il fit des discours, tint des réunions
populaires, et écrivit des articles.
À L’Amérique, cette année d’entente, d’harmonie au
milieu de la fièvre électorale se prolongea. La même
communion d’idées persista entre les directeurs et rédacteurs
du journal. Sur tous les points menacés, on fit front. Point de
question vitale qui n’ait été traitée et que l’on n’ait cherché à
résoudre à la lumière du patriotisme.
Louis Fréchette fit un voyage au Canada, en 1870, tout en
demeurant attaché à la direction de L’Amérique. Ce départ fut
désastreux pour le journal. M. Alexandre Belisle, à qui
j’emprunte tous ces faits, écrit:
« La politique malsaine se glisse un peu partout; il se
trouve toujours des gens qui sont prêts à tout sacrifier pour un
petit honneur, ou une situation politique quelconque. Or,
c’est précisément ce qui est arrivé dans ce cas-ci. M.
Lafontaine, un Suisse, fut appelé à la rédaction de
L’Amérique. Si on peut le juger, d’après ses articles, il
n’aurait reculé devant aucune bassesse pour en tirer un profit
quelconque. Ce jugement est sévère, mais il est justifié par
les faits. »
La guerre entre la France et l’Allemagne avait éclaté.
Alexandre Belisle nous apprend que la convention
républicaine de l’Illinois, ayant tenu ses assises à Springfield,
avait envoyé un vote de sympathie à l’Allemagne.
L’indignation fut grande parmi les autres groupes du peuple
américain. On ne manqua pas de dire, sur tous les tons, que
les États-Unis ne devaient rien à l’Allemagne et tout à la
France. On rappelait à juste titre le rôle qu’avait joué la
grande nation quand les États-Unis voulurent conquérir
l’indépendance. Les protestations se perdirent, car les
Allemands formaient un parti puissant.
Les Français et les Canadiens, en minorité, comptaient
peu; leurs manifestations demeurèrent sans effet. À
L’Amérique, Lafontaine, circonvenu par les Allemands, se
rangea de leur côté. Il embrassa la cause des ennemis, insulta
la France et souleva de vives réactions parmi les Canadiens et
les Français. On abandonna le journal.
Informé de ce scandale, Fréchette revint en hâte, rempli
de colère et de dégoût. Ce poète, nous l’avons dit, professait
à l’endroit de la France, un véritable culte. Ses défaites
l’accablèrent de tristesse. Il partagea l’indignation de ses
amis et de ses compatriotes5.
Il arrêta la publication du journal qui, d’ailleurs, ne
pouvait plus vivre et, au printemps de 1871, retourna au
Canada6.
Mais revenons en arrière. L’existence de Fréchette aux
États-Unis était loin d’être aisée, souriante. Il connut les
heures tristes de l’exil, la faim, le froid. Ses lettres d’alors
portent le reflet de ses pensées intimes et la tristesse dont il
était envahi. Sa vie de journaliste fut une source de nombreux
chagrins: il vit périr les journaux qu’il avait fondés. Durant
ces heures difficiles, il écrivit un volume de poésies sur
lequel il faut nous arrêter (1867).
5 En 1870, avec son ami Alphonse Leduc, il se rendait aux bureaux du
Chicago Tribune où étaient affichées les nouvelles de la guerre. Des Allemands
se
plaisaient à se moquer d’eux, ne cachaient pas leur joie en apprenant les
victoires
de leur pays. Un jour, on annonça la défaite de l’empereur à Sedan et les
Allemands manifestèrent bruyamment. Solides gaillards, Fréchette et Leduc
voyant là une occasion de s’en venger se jetèrent sur eux. Quatre Allemands
furent renversés pendant que les autres prirent la fuite.
Fréchette eut aussi un duel avec un Allemand à la suite de protestations dans
un théâtre de Chicago où l’on représentait une pièce contenant des allusions
blessantes à l’adresse de la France.
6 Durant son séjour aux États-Unis, Fréchette avait composé un opéra en cinq
actes: Les Fiancés de l’Outaouais et une comédie qui disparurent dans l’incendie
de Chicago. Notons qu’un homme de Chicago lui donnait pour vivre un dollar par
jour.
Il prit part, en outre, au mouvement de l’indépendance pour le Canada. Il y
travailla de concert avec M. Médéric Lanctot. Dans l’histoire que nous a donnée
M. Arthur Delisle sur les États de l’Ouest américain, il est raconté que
Fréchette
et Médéric Lanctot trempèrent dans le complot Cleveland, président des États-
Unis. Le Congrès de Détroit, organisé à ces fins, remporta un éclatant succès;
dans la suite, le projet fut abandonné.
Détail intéressant et qui nous remet en mémoire le même
incident qui se produisit pour Michelet à ses débuts:
Fréchette édita son livre lui-même avec une presse
hydraulique.
Il est déjà tellement pénétré de Hugo qu’il lui plaît
visiblement de faire figure d’exilé, d’exilé volontaire, car
personne ne l’avait forcé à se réfugier à l’étranger. Il se pose
en prophète, en voyant. Enflammé de colère, d’une voix
tremblante, il annonce les plus grands malheurs au Canada.
Les maîtres du pouvoir sont rangés dans la catégorie des
voleurs, des misérables, des assassins. Il n’est pas de termes
assez gros, assez injurieux auxquels il n’ait recours: la
politique canadienne n’est plus qu’une caverne de bandits, de
malfaiteurs qui veulent détruire jusqu’au souvenir de l’esprit
français.
Plus tard, il devait, au sujet des rois de France, rééditer de
semblables vitupérations.
Les Châtiments de Victor Hugo ont de la tenue à côté de
ce pamphlet. Le génie fait excuser les violences du poète
français; chez Fréchette fleurit l’invective, une invective qui
ne dédaigne pas de descendre aux pires vulgarités de pensée
et de forme. Ce recueil, qui eut son heure de vogue, est sans
valeur littéraire, examiné à distance. Il vaut comme document
historique et pour les discussions qu’il souleva car, il faut
bien le dire, cette espèce de manifeste libéral fit du bruit. Les
conservateurs répliquèrent, traitant de fou ce poète qui, il y a
quelques années, dans Mes Loisirs, avait semblé d’humeur
pacifique et qui ne laissait pas soupçonner un pamphlétaire. Il
étonna, scandalisa; son nom remplit les journaux canadiens.
On le maudissait, mais il excitait la curiosité. Du jour au
lendemain, il connut la gloire du poète politique, car son
mince volume avait eu l’honneur d’être discuté dans tous les
milieux.
La Voix d’un Exilé se divise en deux parties: la première
contient une apostrophe aux libéraux du Canada; le seconde
exprime le dégoût et la haine que font naître ce qu’il appelle
les trahisons du parti conservateur. Le volume se ferme sur
une autre pièce de vers intitulée: Le premier coup de foudre
où il nous parle de l’une des victimes de la tyrannie anglaise.
En épigraphe, le poète avait mis une citation de L.-J.
Papineau, l’un des créateurs du parti libéral canadien.
« Ceux qui aujourd’hui s’exilent en si grand nombre parce
que le dégoût des hommes et les mesures actuelles les
poussent à aller respirer un air plus pur, disent à l’étranger
quels sont les stigmates que le colon porte au front... Ils
donneront de plus en plus des consolations et des espérances
aux opprimés: ils avancent l’heure des rétributions, l’heure
des nobles vengeances où le bien sera fait même à ceux qui
ont pratiqué le mal. »
Le poète débute par une invocation aux morts, au sol de la
patrie. Il dit son amour de fils exilé qui n’a pas oublié sa
mère; il craint de mourir sans l’avoir vengée des iniquités
dont elle souffre. Triste, déchiré, errant, il vivra sur une terre
étrangère. Il endurera l’exil, accablé de soucis matériels et de
souffrances de toutes sortes.
Mais, avant de partir, il a enveloppé de regards d’adieu les
rives canadiennes; avec un frémissement d’orgueil courroucé,
il a salué ce beau fleuve Saint-Laurent, témoin des atrocités
de l’oppresseur. À travers ses larmes, il aperçoit cette patrie
devenue la proie des bourreaux qui la dépècent. Et il s’écrie:
Toi, ma patrie, aux mains d’une bande sordide,
Haletante d’effroi, vierge pure et candide,
Qu’on traîne dans un mauvais lieu.
Il rappelle les luttes sanglantes de 1837, où l’on vit le
drapeau français traîné dans la boue par l’Anglais et couvert,
néanmoins, de gloire par la vaillance des soldats canadiens. Il
abrite aujourd’hui les hontes, les défaillances, les lâchetés de
ceux qui, par intérêt, trahissent.
Ces traîtres, d’après lui, n’ont à peu près rien d’humain:
ce sont des misérables qui répugnent à la dignité d’homme.
Leur figure respire l’hypocrisie et la haine. Ils ne craignent
pas de recourir au parjure; au milieu de l’orgie, ils livrent
l’héritage moral et matériel des Canadiens pour des honneurs,
des décorations. Ils ont tout foulé aux pieds: leur conscience,
leur mandat, la vertu civique. Ils ont même fait disparaître la
notion de ce qui est honorable. La loi, ils la triturent,
l’abolissent, la violent si elle les gêne. Ils ne reculent devant
rien. Et ils donnent des festins dont les journaux parlent. Ces
hommes qui ont mérité le bagne, s’amusent. Voilà de quoi
exaspérer le poète.
Et à ces politiciens présentés sous un masque affreux,
Fréchette adresse un discours qui fait songer -lointainement!
-à l’apostrophe de Ruy Blas aux ministres du roi d’Espagne.
Il les supplie de ne pas se laisser toucher par le remords
ou la honte qui les enveloppe. Est-ce que la pudeur pour eux
existe? Qu’ils n’hésitent pas à descendre dans la fange.
Allons! Depuis quand donc cette engeance repue
A-t-elle peur de se souiller?
Si encore, ils se contentaient d’être des misérables, des
traîtres, mais ils ont tout avili. Les grandes ombres des morts
en sont éclaboussées. Ils ont abaissé l’exemple qui nous
venait d’eux. Le peuple a été trompé et leur mensonge a
souillé les marches de l’autel!
Mais il manque à l’orgie un nouveau camarade,
Il faut à ces roués un roi de mascarade.
Un roi de la bamboche, un roi de carnaval!
Oui, je l’avoue, il manque une chose à la fête;
Le stigmate, il est vrai, décore bien la tête;
Mais pas comme un bandeau royal.
Eh bien! puisqu’il le faut -pardonne, ô ma patrie!
Dans les sales bourbiers de la truanderie
Plongez-vous pour trouver un roi digne de vous;
Un roi digne de vous, s’il s’appelle Cartouche,
S’il a le vice au coeur et le fiel à la bouche
Et surtout s’il sort des égouts!
Après ces tirades, il use encore de l’invocation. Il évoque
les figures de ceux qui périrent durant la guerre pour
l’indépendance. Il s’exalte devant leurs sacrifices, leur
martyre. En deux strophes, il refait l’histoire de cette période
singulièrement troublée de la vie canadienne. Il énumère les
dévouements, les générosités, les prouesses, les morts
glorieuses.
L’emphase oratoire caractérise cette oeuvre de début. Elle
commande à l’inspiration. Lyrisme faux du batteur d’estrade;
sentiment patriotique dont l’expression consiste en une
perpétuelle bouffissure et qui roule, néanmoins, quelques
beaux accents indignés.
La terre américaine où souffle le vent de la liberté lui sera
accueillante. Il le croit et rend ensuite hommage à
Washington, qui, dit-il,
...fera du Nouveau Monde,
Le vrai berceau du genre humain.
Mais le regret de ce qu’il a laissé le saisit. La tendresse se
donne libre cours en ces strophes baignées de larmes:
Adieu, vallons ombreux, mes campagnes fleuries
Mes montagnes d’azur et mes blondes prairies,
Mon fleuve harmonieux, mon beau ciel embaumé.
Dans les grandes cités, dans les bois, sur les grèves,
Ton image toujours flottera dans mes rêves.
Ô mon Canada bien-aimé.
Je n’écouterai plus, dans nos forêts profondes
Dans nos prés verdoyants et sur nos grandes ondes
Toutes ces voix sans nom qui font battre le coeur;
Mais je n’entendrai pas non plus, dans ma retraite,
Les accents avinés de la troupe en goguette
Qui se marchande notre honneur.
Et quand je dormirai sous la terre étrangère,
Jamais, je le sens bien, jamais une voix chère
Ne viendra, vers le soir, prier sur mon tombeau;
Mais je n’aurai pas vu, pour combler la mesure,
Du dernier de nos droits, cette race parjure,
S’arracher le dernier lambeau.
Ces vers, d’où s’échappe un cri de douleur et que les
contemporains du poète avaient lus avec émotion, gardent
encore l’accent de la sincérité.
L’antithèse ne cesse d’être poursuivie avec application:
on reconnaît le disciple de Hugo.
Rapprocher les vers de Fréchette de ceux de Victor Hugo
laisse voir la parenté qui existe entre ces deux esprits. Notre
poète est moins riche, mais il adopte, il s’est assimilé la
manière de l’autre. Il procède par énumération. Tel passage
de La Voix d’un Exilé semblerait le brouillon de l’auteur des
Châtiments. On y retrouve les accumulations de mots, les
développements de la même idée, les défauts du poète
français. Son messianisme politique a déteint sur l’oeuvre
canadienne. Il y est question de liberté puissante, de la voix
des opprimés, etc., etc.
Demain les nations, ô liberté puissante!
En pliant le genou salueront ton soleil.
On perçoit ici un écho des conceptions démocratiques de
l’auteur des Misérables. Fréchette a non seulement adopté les
rythmes, la manière du poète français, mais il a épousé aussi
les idées, les sentiments romantiques. Dès ce deuxième
volume, il a cherché à transplanter en terre canadienne
l’esthétique et l’idéologie de Hugo.
Le poète des Châtiments traitait Napoléon III de
Cartouche, ses ministres, de malfaiteurs. Fréchette emploiera
le même langage:
Dans les sales bourbiers de la truanderie
Plongez-vous pour trouver un roi digne de vous,
Un roi digne de vous s’il s’appelle Cartouche,
S’il a le vice au coeur et le fiel à la bouche
Et surtout s’il sort des égouts!
Voulez-vous d’autres exemples qui vous feront encore
saisir davantage cette affinité poétique?
Hugo :
Eh bien, messieurs, la chose est-elle un peu bien faite?
Qu’en pense Papavoine et qu’en dit Loyola?
Maintenant nous ferons voter ces drôles-là;
Partout en lettres d’or nous écrirons le chiffre.
Gai! tapez sur la caisse et soufflez dans le fifre;
Braillez vos salvum fac, messeigneurs; en avant!
Des églises, abri profond du Dieu vivant,
On dressera des mâts avec des oriflammes
Victoire! venez voir les cadavres, mesdames.
Fréchette :
Ils sont au grand complet. Vite chacun s’affuble,
L’un d’un masque béat, l’autre d’une chasuble.
Le saltimbanque emprunte un froc à Loyola;
Puis la procession se déroule sans gêne!...
Prête-moi ta lanterne, ô mon vieux Diogène,
Pour voir s’il est un homme là!
Un homme, un seul! parmi ces cormorans avides,
Ces pieuvres, ces chacals, ces vampires livides,
Ces monstres devant qui pâlirait Barabas;
Un homme, sous ces vils oripeaux!... Mais que dis-je?
L’homme, image de Dieu, par quel triste prodige
Pourrait-il descendre aussi bas!
Ces accents rappellent ceux du Parti du Crime, de La
Force des Choses, de tant d’autres morceaux des Châtiments.
Nous découvrons à peu près tout l’arsenal des verbes de
Hugo, des outrances analogues, des condamnations bruyantes
et répétées.
Elle saute aux yeux la parenté de ces deux hommes,
différents de puissance et de moyens, l’un ayant du génie,
l’autre du talent; ils étaient faits pour se comprendre, se
répondre à travers l’espace.
Voyez donc encore comme il cherche à l’imiter par le
choix des images.
Dans un accès de démence, Hugo avait cité Jésus-Christ,
Satan et Veuillot à sa table. Il se servait du Christ pour ses
comparaisons; Fréchette de même. Parlant des libéraux, de la
petite troupe des libéraux canadiens qui luttent pour le salut
du pays, il dit:
Songez que Jésus-Christ n’avait que douze apôtres
Et qu’ils ont conquis l’univers,
Dans la deuxième partie de son recueil, il rabâche les
mêmes invectives, verse les mêmes larmes, crie son
désespoir, mais sa mission lui apparaît nettement: il se sent
une âme de prophète, de voyant, d’éclaireur. Il se taille en
imagination un rôle sublime: il prépare l’avenir des temps
meilleurs. L’auriez-vous cru? Il se compare au Christ.
Vengeur, j’ai sous les yeux un immortel exemple:
J’ai vu l’homme de Paix sur les dalles du Temple
Terrible et le fouet à la main,
Alors, il fonce sur l’ennemi, le couvre d’injures, le traîne
dans la boue. La colère le met hors de lui; il plonge dans
l’absurde.
Ô peuple, les crachats ont maculé ta joue;
Un bouffon te harcèle, un pierrot te bafoue;
On te hue, on te berne, on te pique, on te mord;
On t’arrache du front le bandeau de la gloire!...
Debout, peuple, debout! Vas-tu leur laisser croire
Que le patriotisme est mort?
Traîtres, ils sont comptés les jours de votre empire!
Car l’esprit du Seigneur sur tout ce qui respire
Semble souffler le vent des révolutions,
C’est l’heure solennelle où tombent les entraves
C’est l’heure des tyrans et c’est l’heure des braves
L’heure des rétributions!
L’Espagne se roidit; déjà rugit la France;
L’Irlande jette encore un long cri de souffrance.
Le monde entier s’émeut au nom de Juarez!
Seul, des signes du temps, ce vil troupeau se raille...
Les sots, ils ne voient pas, sur la sombre muraille,
Un doigt sombre écrivant: Mané, Thécel, Pharès.
Cette citation des vers de Fréchette démontre bien le
degré de parenté littéraire existant entre les deux poètes. Il est
important d’appuyer sur ce point, car, à mesure que l’oeuvre
de Fréchette s’édifiera, l’influence de Hugo pèsera davantage
sur lui. Cette prise de possession -car c’en est une -est
tellement profonde, tous les thèmes, les sentiments
hugolesques ont été, chez lui, tellement convertis en chair et
en sang, que le poète verra tout, comprendra tout à travers
l’imagination du grand romantique. Déjà, il l’a choisi comme
maître et se constituera son disciple, un disciple ébloui,
émerveillé, croyant qu’il ne saurait être dépassé, puisque, à
ses yeux, Hugo représente intégralement l’idéal du poète.
L’alexandrin, qui se prête aux fureurs révolutionnaires,
aux sentiments d’indignation et de vengeance, est adopté de
préférence par le poète canadien.
Toujours tendu, toujours artificiel, plein de fureur ou
exhalant ses regrets, rarement maître de lui, le poète lasse
notre attention. Pas de changement de rythme qui offre
quelque chose de reposant et d’agréable. Une page de ce style
et nous demandons grâce. Le passage de la colère à
l’expression de la tristesse patriotique ne suffit pas à nous
retenir. On aimerait plus de variété.
Tel qu’il est, ce volume ne constitue pas un progrès
sérieux sur Mes Loisirs. Le poète, il est vrai, s’exerce, pour la
première fois, à la satire politique.
Il délaisse la nature, les paysages, les décors de montagne
et de lacs qui avaient donné naissance à ses premiers chants,
quoique cependant, par échappées, il revienne aux sources
premières de son inspiration.
La pensée du poète ne s’est guère affermie, ni étendue. Ce
qu’il y a de nouveau, c’est le blasphème, l’imprécation, mais
dans l’expression de sa haine, pas un moment il ne fait retour
sur lui-même, ne retouche des vers qui, à cause de la
grossièreté de l’outrage, frisent le ridicule.
La syntaxe n’est guère compliquée et ne présente rien qui
demande une étude spéciale. Le style est assez mêlé, souvent
incorrect.
L’effet de ce volume, on l’a déjà dit, fut énorme. Il a été
diversement apprécié. On nous saura gré de rapporter
impartialement l’opinion des critiques du temps. Edmond
Lareau7, auteur d’une Histoire de la littérature canadienne
française, écrit: « Les précieuses qualités de M. Fréchette se
sont manifestées d’une manière éclatante dans La Voix d’un
Exilé. Ces poésies marquent la seconde phase de son talent.
Après avoir lutté pendant longtemps contre les abus de
7 Edmond Lareau (1840-1890).
l’administration, contre les préjugés de ses concitoyens et les
jalousies d’une certaine presse, vaincu enfin dans cette
grande lutte, Fréchette crut devoir se retirer du champ de
bataille et, nouvel Achille, retraiter à l’Exil Ermitage de
Chicago. Mais il emportait avec lui, dans son âme de poète,
tous les souvenirs de cette lutte et toutes les péripéties
affreuses de ce drame où les agitations de la politique, les
ennemis du journalisme et les misères de la profession
trouvaient place. Le poète ne pouvait contenir plus longtemps
le flot d’indignation qui soulevait sa poitrine. Aigri et
mécontent, pleurant sur ses illusions brisées, il saisit son luth
qu’il avait déposé un moment pour servir son pays. Les
paroles d’amour se glacent dans sa bouche, les sentiments
tendres n’ont plus d’écho dans son âme et sous son ongle
farouche on ne sent plus que le fouet de la vengeance. »
Lareau défend Fréchette: « On a appelé ces chants la voix
d’un exilé -la voix du désespoir, de la trahison, de la
calomnie cependant qu’ils étaient l’expression même du
patriotisme courroucé... Cette expression sauvage, ces
sentiments profonds de courroux, ces strophes énergiques,
ces ïambes sévères, ceux à qui ils étaient adressés, les
méritaient-ils, oui ou non? Ce n’est pas la question à décider.
Il me suffit de constater, comme critique, que la poésie
s’inspire et se nourrit de toutes les passions qui naissent dans
le coeur humain... D’ailleurs la satire politique forme un
genre à part. Elle permet à la muse de se cabrer, de bondir...
D’ailleurs, Les Châtiments de Victor Hugo ont fait
l’admiration de ses adversaires. »
Ainsi parle ce défenseur de Louis Fréchette.
Les lecteurs de l’époque semblent avoir été plus remués
par les vers patriotiques contenus dans ce volume. Les
plaintes, l’épanchement des regrets, le gémissement de
l’exilé, trouvent un chemin sûr à travers la sensibilité des
contemporains. On s’attendrit, on verse des larmes.
Quelques-uns pardonnent aux colères de l’impétueux poète;
les paroles vengeresses passent au second plan et on se laisse
attendrir par ses débordements d’amour. Routhier écrit,
résumant à peu près l’impression générale: « Plusieurs fois,
j’ai relu ces vers, jamais sans attendrissement. Ils versent
dans l’âme une douce mélancolie et remettent sous les yeux
les chères images du passé. Il semble qu’une larme a tombé
sur chacune de ces strophes et qu’elles ont jailli du coeur
comme les pleurs jaillissent des yeux. C’est ici que je
reconnais le vrai poète et c’est ainsi que je l’aime et que je
l’admire. C’est simple, c’est habile, c’est touchant, c’est
grand, c’est triste, mais c’est résigné. »
Il est certain que nous sommes peu touchés aujourd’hui
par cette explosion de sentiments patriotiques dont le factice
nous apparaît évident. Il nous est difficile de partager les
tristesses d’un homme qui s’exile volontairement et qui, par
un procédé trop visible, mêle, si ingénument, la tendresse à la
fureur. Nous perçons à jour la déclamation, l’emphase de tels
cris. S’ils nous fournissent une version de la sensibilité d’une
époque, de la facilité avec laquelle il suffisait d’écrire le mot
larmes, douleur pour émouvoir, en revanche, ils n’ont pas
gardé le pouvoir de prolonger jusqu’à nous l’attendrissement
qu’ils firent naître. Devant ces vieilles formules où s’est
amassée la sensibilité des hommes d’hier, nous restons
froids. Ces façons de s’exprimer, ces émotions, tout cet
arsenal de choses fripées date terriblement. Nous leur
accordons de la valeur comme à une chose historique. Elles
sont le témoignage certain d’un esprit en formation; il peut
être intéressant de connaître ce qu’il y eut de naïf, de jeune,
d’enthousiaste, de sincère, de gauche, d’inachevé à ce
moment où tout était à créer. Le feu sacré continuait d’être
alimenté par des poètes exemplaires: il éclairait une forêt
encore vierge. L’essentiel consistait à maintenir par la
musique des mots, leur couleur, l’amour du nom français au
milieu des nouvelles générations canadiennes. Cet art
élémentaire, vagissant, a du moins sauvé chez nous le
souvenir du nom de la France; il a empêché qu’il ne mourût
dans l’esprit de ceux qui étaient tentés de blâmer l’ancienne
patrie de les avoir abandonnés. Cela à cause de l’absence
d’une critique suffisamment avertie de la politique, des
fatalités de l’histoire européenne.
Revenons à Routhier qui ajoute à ses louanges quelques
critiques qui nous paraissent justifiées. L’auteur des
Causeries du Dimanche poursuit: « Pour la gloire du poète, je
voudrais qu’il écrivît toujours ainsi (dans le genre tendre et
patriotique) et qu’il laissât à Victor Hugo le style irrité qu’il
lui emprunte, mais le poète s’indigne et s’enflamme, et dans
un style échevelé, il déverse l’injure et le mépris sur notre
peuple et sur ses chefs. À ses yeux, nos hommes politiques
les plus remarquables sont des brigands et le peuple canadien
est un pauvre imbécile qui se laisse traîner dans la fange.
Quant à lui, il est le vengeur farouche suscité par Dieu pour
flageller les coupables. »
Lareau chicane sur cette préférence que Routhier accorde
à la première partie du livre de Fréchette. Que les
conservateurs soient malmenés et que Routhier, qui est leur
ami en soit mécontent, c’est assez compréhensible. Mais sa
critique semble trop dictée par des sentiments intéressés; on
aimerait qu’il s’efforçât de juger objectivement.
Pour Lareau, « la versification se soutient d’un bout à
l’autre du poème, toutes les strophes se valent, ou à peu près,
soit qu’elles retracent un sentiment tendre, soit qu’elles
exhalent une plainte amère ». En effet le poème entier est
égal à lui-même dans toutes ses parties; le doux lyrisme est
de la même qualité que l’outrance de la diatribe.
Il existe encore d’autres opinions intéressantes. Ne
négligeons pas de les recueillir, car, par elles, nous pouvons
observer les réactions que produisit un tel livre sur le public
d’alors. En outre, il y a là un intérêt qui ne nous semble pas
étranger à notre sujet: celui de voir comment la critique de
cette époque jugeait les oeuvres littéraires.
L’occasion s’offre à nous de connaître deux façons de
comprendre. Et cela nous permet aussi de dire un mot de
l’irritabilité du poète, car Fréchette n’est jamais resté
insensible à l’opinion publique: il aimait les
applaudissements. Le jour où les critiques ont voulu user de
leur droit de le désapprouver, lui signaler ses fautes de goût,
ses exagérations, il regimba. S’abandonnant à une rage folle,
il en fit sentir à ses adversaires les éclats les plus bruyants. En
réponse à la critique de Routhier, il écrivit de Chicago une
lettre d’injures.
Routhier commence par constater que, malgré les
variations de ton, on ne voit guère de progrès dans la
nouvelle production du poète. « Ses premiers vers et ses
derniers, écrit-il, sont d’un enfant, avec cette différence que,
dans les uns, l’enfant est d’assez bonne humeur, et que, dans
les autres, il écume de colère. » Qui parle ainsi? Jean
Piquefort qui n’est autre, assure-t-on, que Routhier. Il le raille
de son joyeux retour au Canada, de ses airs empruntés de
martyr politique, de sa naïveté à croire que ses invectives
aient pu gêner les hommes politiques qui dirigent encore les
affaires du pays. Il se plaît à relever les excès du poète: il
transcrit les gros mots pour s’en gausser: « sur leurs cadavres
terrassés! des gueux, des bandits, des monstres à face
humaine, des scélérats, des brigands, des cormorans, des
pieuvres, des chacals, des vampires, des requins, des
corsaires, des coupe-jarrets, des ribauds, voyous et
sacripants ». Il raconte la réception que l’on fit à Fréchette
dans sa ville natale, Lévis, à la salle de Musique et le
discours à la Cicéron que, pour la circonstance, l’exilé-poète
prononça. Les journaux d’alors avaient parlé de cette
réception et du discours qu’il y fit. En voici quelques bribes:
« Le vin de la Confédération, ça n’est point ce que l’on
pourrait appeler du vin de Champagne... (Rires.) Mais enfin,
l’important pour nous, c’est de tâcher de l’ingurgiter sans
nous étouffer. (Rires.) »
Piquefort-Routhier triomphe facilement de ces insanités.
Il s’écrie: « Comment! La Confédération n’a pas d’autres
défauts? Elle n’a qu’un petit goût de vinaigre assez
prononcé? Mais alors, c’est le meilleur des gouvernements. »
Il continue sans pitié son analyse. « La Voix de l’Exilé nous
avait donné d’autres notions sur la Confédération, c’était une
oeuvre immonde, ayant le sanctuaire pour décor, accomplie
sous le regard de Satan, par des Erostrates et des Mandrins
pendant que le clergé dormait. »
Il se moque de ces diatribes: « Chez le pauvre diable s’est
réveillé soudain un révolutionnaire. » Il est certain qu’une
campagne aussi violente contre la Confédération canadienne
prêtait au poète figure de révolutionnaire. Le scandale fut
grand. Piquefort fustige cette prose déclamatoire et ces vers
diffus, emportés, quelquefois ridicules.
Plus loin, nous lisons: « De la rage, de l’écume, des
crachats, des morsures, des coups de poing, des coups de
pied, etc., etc., jusqu’à épuisement. Toujours la note aiguë,
criarde, discordante, qui retentit d’un bout à l’autre. C’est
l’imprécation de Camille, avec l’éloquence en moins, et la
trivialité en plus. C’est une furie secouant sa chevelure de
serpents, un énergumène faisant un charivari d’enfer, pour
attirer l’attention de la police. »
Encore:
« Je pense que M. Fréchette a un talent littéraire bien
supérieur à ses oeuvres. Je crois même qu’il a assez de talent
pour reconnaître que Mes Loisirs ne contiennent rien, et que
La Voix d’un Exilé ne contient pas grand-chose. »
Il lui conseille de laisser la politique, de cultiver le genre
pastoral, la poésie descriptive, les églogues.
Plus près de nous, Charles Ab der Halden, qui apprécie
avec bienveillance La Légende d’un Peuple, passe sous
silence La Voix d’un Exilé.
Fernand Rinfret, dans son livre sur Louis Fréchette,
examine avec beaucoup d’attention le poème de Fréchette. Il
condamne les critiques trop sévères, d’après lui, qui furent
adressées au poète; il ne souscrit pas davantage à cette autre
critique de Routhier que publia Le Nouveau Monde, le 13
décembre 1871: « Mépris des institutions monarchiques,
mépris de nos hommes publics, mépris de notre clergé,
excitation à la révolte, appel à la révolution, justification de
l’assassinat politique, voilà les funestes enseignements qu’on
y trouve. »
Oui, cela est fort exagéré, mais, ce nous semble, parce que
La Voix d’un Exilé, comme le disait Piquefort, est l’oeuvre
d’un enfant.
Fernand Rinfret se plaît à découvrir dans La Voix d’un
Exilé de solides et éclatantes beautés. Comme tout le monde,
comme nous, il rapproche ce livre des Châtiments de Victor
Hugo; à ses yeux il prend autant d’importance dans l’oeuvre
de Fréchette que la satire du poète français lorsqu’on étudie
l’ensemble de sa production.
« Ce recueil marque un coin décisif (Fréchette), il nous
découvre un des coins obscurs de son âme... il contient peutêtre
quelques-uns des plus beaux vers que nous ayons écrits
au Canada. » La critique souhaite que La Voix d’un Exilé soit
lue de tous ceux qui s’intéressent à la poésie canadienne. Il
est convaincu que maintenant, après un quart de siècle passé
sur les événements et les hommes, le livre serait lu avec
faveur.
« Quoiqu’on en puisse dire, elle est d’une incontestable
beauté -La Voix d’un Exilé -le sentiment, patriotisme,
amour, haine, y atteint souvent la plénitude de son
expression; les vers sont marqués du sceau sublime d’une
inspiration palpitante, en proie à une torture morale, qu’il est
impossible de ne pas plaindre du fond du coeur; enfin, le
poète s’y révèle tout entier avec son magnifique orgueil, sa
douleur pénétrante, son patriotisme exalté, son âme fortement
éprouvée. »
Mgr Camille Roy ne verse pas, comme d’autres critiques,
dans l’éloge. Il souligne comme un vice les caractéristiques
purement oratoires de ce livre où vraiment elles dominent.
Qui ne verrait cela? « La Voix d’un Exilé est souvent toute
pleine d’accents oratoires. La dernière partie de ce poème
vibre d’étrange passion. Le poète rappelle les résistances de
1837, suivies de trop dures vengeances, il dit les angoisses et
toutes les audaces du peuple, etc. »
Citons encore l’opinion de Taché. Elle est bien outrée
mais, en somme, elle peut constituer un document sur la
mentalité qui régnait alors: « Nous sommes nés, comme
peuple, du Catholicisme, du XVIIe siècle et de nos luttes
avec une nature sauvage et indomptée; nous ne sommes pas
fils de la Révolution et nous n’avons point besoin des
expédients du romantisme pour intéresser des coeurs encore
purs et des esprits qui croient. »
Bref, la poésie de Fréchette paraissait révolutionnaire au
Canada. Un Canadien n’avait pas encore laissé tomber de sa
plume de telles hardiesses. D’où le scandale! Chez les gens
bien pensants, Fréchette était jugé comme un esprit
dangereux.






Adolphe Routhier et Louis Fréchette (1872)
Fréchette qui, à certaines heures, fut le critique le plus
agressif de la littérature canadienne, suscita de nombreuses
polémiques. Obéissant à ses humeurs batailleuses, il rendit
dent pour dent à des adversaires aussi pleinement décidés que
lui à la lutte et qui, pour triompher, usaient quelquefois
d’armes empoisonnées. Fréchette, doué d’un tempérament
irascible, gonflé de vanité, ne souffrait pas que l’on discutât
ses opinions. Lui qui parlait sans cesse de liberté de penser, il
appartenait à cette classe de gens qui s’en servent pour euxmêmes,
mais la refusent volontiers aux autres. Sur ce pointlà,
un peu veuillotiste et d’une espèce fort répandue. Les plus
célèbres polémiques furent celles qu’il soutint contre
Routhier8, Chapman et l’abbé Baillargé à propos d’éducation.
Cela va nous permettre d’exposer les idées de Fréchette sur
un sujet considéré comme fort délicat, et dont il était
imprudent à ce moment-là de parler, à moins d’être de
l’opinion courante.
Déjà, à propos de La Voix d’un Exilé, nous avons parlé
des critiques du juge Routhier. Nous allons y revenir parce
qu’elles sont à l’origine de la présente querelle. Les éloges
que Routhier adresse d’abord au poète nous paraissent
aujourd’hui tellement exagérés qu’ils ont dû être écrits avec
une arrière-pensée d’ironie. Et si l’ironie ne couve pas sous
8 Routhier, Sir Adolphe, 1839-1920. Causeries du Dimanche, 1871. En canot,
Québec, 1881. Les grands drames, Montréal, 1889. Conférences et discours, 2
vol. Montréal, 1889 et 1905. De Québec à Victoria, Québec, 1898. La reine
Victoria et son jubilé, Québec, 1898. Québec et Lévis, Montréal, 1900. Québec,
Montréal, 1904. Montcalm et Lévis, drame, Québec, 1918. Le Centurion, roman,
Québec, 1909. Paulina, roman, Québec, 1918, etc.
ses phrases, il faut croire que le critique, obéissant à la règle
commune, exagérait les moindres mérites et décernait le titre
de poète aux plus humbles fabricants de rimes. Cependant, il
formulait certaines réserves dont s’irrita le barde de Chicago.
La Voix d’un Exilé n’est qu’une diatribe contre les
gouvernants du pays. Jean Piquefort -Routhier -n’eut pas
de peine à montrer le néant de ces vers, leur grandiloquence,
la fausseté de l’inspiration, l’inanité de certains appels à la
révolte. Ce qui lui valut de terribles représailles du poète
malmené. Nous assistons à un jeu de massacre. Regardons-le.
Comme Routhier a raison de se moquer des utopies, des
légèretés de Fréchette, et qu’il fallait de courage pour oser
écrire, au sujet de Mes Loisirs: « Pas d’originalité, ni de
couleur locale. Rien qui indique que l’auteur ait jamais connu
les moeurs canadiennes. Les héroïnes sont moins des
québecquoises que des parisiennes. Elles ont des mantilles de
senora, des voix de mésanges, des fronts penchés, etc., etc.,
bien populaires au pays latin. En réalité, ses chansons sont
des clichés de romantisme et des « vers à ma belle » qui
traînent les rues de Paris depuis deux siècles... Le défaut
capital de Mes Loisirs est la monotonie, une monotonie
persistante, qui finit par endormir d’autant mieux qu’elle est
toujours accompagnée d’une sorte de balancement
harmonieux. »
Quand Routhier, en 1871, publia les Causeries du
Dimanche, il y avait rassemblé ses articles sur le poète. Louis
Fréchette adressa une lettre ouverte à Routhier.
Ce dernier avait aussi écrit des poèmes et l’université
Laval lui avait décerné une couronne pour ses vers bien
pensants. Fréchette se moque des mauvais vers de Routhier,
et par la même occasion, de ses attaques contre les libéraux,
les gallicans, de son zèle à défendre la pure doctrine, à se
substituer à ses défenseurs naturels, et qui le font ressembler,
dit-il, à Don Quichotte.
On sait que, dans La Voix d’un Exilé, Fréchette prenait les
attitudes d’un révolutionnaire, qu’il n’exigeait rien moins que
la chute de la Confédération. À bon droit, Routhier lui avait
reproché ses partis pris.
La question de l’annexion aux États-Unis était aussi un
thème à disputes renaissantes. Les uns voyaient dans cette
politique le salut du Canada; d’autres, parmi lesquels
Routhier, scandalisés, affirmaient que ce serait la mort de la
nationalité française et, qui plus est, celle du catholicisme en
Amérique du Nord. Pour établir la différence qui existait
entre les Canadiens et les Américains proprement dits,
Routhier avait recours à d’étranges classifications. Il appelait
enfants de Dieu, les Canadiens, et les Américains, enfants de
la terre. Fréchette raillait ce partage des élus et des damnés.
Certes, il arrivait à Routhier de verser, avec des airs très
sérieux, dans le ridicule. Ce faisant, il prenait soin de se
couvrir du manteau des vérités éternelles. Et ses excès de zèle
avaient, aux yeux des ultras, grande allure. On acclamait en
lui un nouveau croisé.
L’indépendance du Canada relève aussi de « Celui qui
règne dans les cieux ». Le catholicisme de Routhier est ici
une sorte de quiétisme. Il ne paraît pas croire que l’effort des
hommes entre pour beaucoup dans les desseins de Dieu. Il
oublie la parole divine: « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Et qui
peut savoir à quel moment de la vie d’une race Dieu avertit
qu’il est temps de se mettre en campagne pour telle idée
politique ou telle autre? Routhier est vraiment convaincu, et
malgré tout ce qu’il représente, il nous apparaît un peu sot: de
cette sottise consacrée par les siècles et éternelle comme eux.
Nous ne lui reprochons pas d’être un homme de foi, mais de
la faire intervenir en toute occasion, de persécuter les autres
hommes qui ne l’ont pas et qui ne jouissent point aussi des
avantages considérables qu’elle leur procure, même sur cette
misérable terre.
L’émigration aux États-Unis est un autre fait divin pour
Routhier. Les Canadiens, d’après lui, s’en vont aux États-
Unis pour arracher leurs frères à l’erreur, à l’idolâtrie. Et
Fréchette écrit avec une pointe d’ironie: « J’aime à vous voir
montrer le bon côté des choses. »
Fréchette voudrait bien que nos hommes d’État se rangent
à cette opinion. Pour les y décider, il construit à la façon de
Routhier, un syllogisme qui ne sert qu’à tourner en dérision
son contradicteur: « Rien ne se fait sans la volonté de Dieu;
or l’émigration se fait; donc Dieu veut l’émigration; et
comme Dieu ne peut vouloir le mal, il s’ensuit que
l’émigration ne peut être qu’un bien. En quoi consiste ce
bien? Vous l’avez trouvé, monsieur Basile; c’est la
conversion du peuple américain au catholicisme! »
Fréchette s’élève contre un homme qui ose mettre en
doute la foi des libéraux, les taxe d’hypocrisie. Il lui rappelle
que l’archevêque de Québec a invité des orateurs libéraux à
protester contre l’envahissement des États du pape. Puis il
termine son premier article en disant que les critiques
adressées à Mes Loisirs ne l’ont pas indigné, que Routhier en
pense beaucoup plus de bien que lui-même.
À cela, Routhier répond qu’il est devenu un objet de haine
pour Fréchette et que la vanité de l’auteur de Mes Loisirs le
fait divaguer. Il a, par devers lui, une lettre reçue de Chicago
qui ne lui laisse aucun doute sur l’état d’âme du poète.
L’auteur des Causeries du Dimanche se lance dans des
observations sur le style de Fréchette. « Il manque de nerf, de
cohésion et d’unité. » Il lui reproche ses parodies et ce petit
jeu qui consiste à tronquer des phrases pour mettre à mal
l’adversaire. Bien vilain petit jeu, mais Routhier et ceux qui
lui ressemblent ne sont pas à l’abri d’un tel blâme. Ils
l’encourent, d’ailleurs, avec une conscience légère, aussi
souvent qu’ils en ont besoin pour leurs calomnies. Routhier
réplique que l’ironie de Fréchette est uniforme, qu’il ne varie
pas ses moyens de polémique, qu’il devient fastidieux de
l’appeler Basile à satiété, tout au long de son article.
Il l’accuse de n’avoir pas compris les idées qu’il a
développées dans les Causeries du Dimanche et, ce qui plus
est, d’être malhonnête dans ses citations, de mutiler ses
phrases, d’abuser d’un si mauvais procédé. Puis, il se défend
de mal connaître les États-Unis, d’en avoir parlé sans être
prêt à discourir d’un tel sujet. Il ne lui paraît pas nécessaire
d’avoir vécu à Pittsburgh pour se prononcer sur la situation
morale et religieuse de la grande République. Il sait l’histoire
de Washington aussi bien que Fréchette. Enfin, il condamne
l’attitude du poète qui s’abrite derrière un pays étranger pour
juger avec partialité les hommes de son temps, les couvrir
d’injures.
Dans un chapitre intitulé: Le Rire des Hommes et le Rire
de Dieu, Routhier avait sottement tenté de montrer que l’une
des causes de la décadence française était cette disposition
bien parisienne à rire et à se moquer de tout. Il ajoutait que
Dieu s’en était vengé en 1870. C’était une théorie de la
Providence renouvelée et qui, sous la plume de l’auteur des
Causeries du Dimanche, servait à démontrer les malheurs de
la France. (Pour son absolu dédain de la raison, M. Routhier
doit maintenant occuper dans le champ des asphodèles une
place enviée: la meilleure!). Arthur Buies9 et Louis Fréchette
firent des gorges chaudes des prêches de Routhier.
Fréchette, moins absolu dans la foi que son adversaire,
raille avec raison les arguments que Routhier emploie pour
expliquer la défaite de 1870. Où l’un voit le doigt de Dieu
dans les événements de l’année terrible, l’autre trouve des
causes humaines: défaut d’organisation et imprévoyance de
l’Empereur. S’imagine-t-on que Dieu ait voulu se venger des
Français parce qu’ils se sont amusés en écoutant la Belle
Hélène? Quel plaisir de rire d’un monsieur qui, raisonnant
sur le désastre des Français, leur fait crime d’avoir pris la
liberté de goûter les satires de Molière, les gauloiseries de La
Fontaine! Fréchette triomphe à bon droit: il est le bon sens, la
vérité. Sur ce point-là, c’est lui qui a toute notre sympathie et
non pas ce paladin à la Bossuet qui se noie dans l’arbitraire et
l’absurde.
Mais cette riposte scandalise Routhier. Il demande au
poète s’il nie le surnaturel, lui reproche de tout comprendre
9 Arthur Buies (1840-1901), publiciste canadien. Lettres sur le Canada
(Québec, 1862-1863); La Lanterne (Québec, 1868-1869); Chroniques (Québec,
1873); Le Réveil (Québec, 1876); Chroniques et voyages (Québec, 1875); Le
Saguenay et la vallée du lac Saint-Jean (Québec, 1880); Anglicismes et
canadianismes (Québec, 1888); L’Outaouais supérieur (Québec, 1889); Récits de
voyage (Québec, 1890); Au portique des Laurentides (Québec, 1891);
Réminiscences (Québec, 1892); La vallée de Matapédia (Québec, 1895) etc., etc.
selon un ordre humain: « Supposons que vos causes
naturelles expliquent tout parfaitement, ne savez-vous point
qu’elles ne sont que les effets d’autres causes de l’ordre
surnaturel et que pour faire disparaître ces effets, il faut
supprimer les causes premières? L’impéritie de Napoléon III
et le défaut d’organisation ne sont pas véritablement des
causes; ce sont des moyens dont Dieu s’est servi pour punir
la nation française... Comment se fait-il que la France ait cru
si longtemps à l’habileté de Napoléon, et qu’elle se soit crue
organisée quand elle ne l’était pas? etc., etc. »
Dieu, d’après ce juge, est intervenu dans la guerre de 70:
il a voulu châtier la France de son impiété. (Ce sont là des
arguments qui servent à toutes les grandes guerres. En 1914,
on les a surpris sur d’autres lèvres.) Pour se convaincre des
causes profondes qui échappent à un esprit superficiel, il faut
se rappeler, dit-il, les paroles de Bossuet: « Quand le
Seigneur veut punir une nation, il répand l’esprit de vertige
dans ses conseils, il l’abandonne à ses ignorances, il
l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même. »
Routhier espère écraser ses adversaires en citant l’opinion
du Siècle qui confirme ce qu’il vient d’avancer: « C’est
l’esprit boulevardier qui a perdu la France, cet esprit qui se
compose pour les neuf dixièmes de calembours, de jeux de
mots, de scepticisme, et pour le dixième restant de forfanterie
et de mensonges ridicules. »
Comme il veut renforcer à tout prix sa position de
combat, il monte en épingle cette assertion du père Caussette:
« Les aigles sont devenus des oiseaux moqueurs, la pointe a
remplacé le bon sens, et le bon sens lui-même a été sifflé.
Nous avons mieux aimé devenir des charmeurs de l’Europe
plutôt que d’en rester les arbitres... »
Routhier se frotte les mains d’aise et se croit triomphant.
De quels crimes n’accablera-t-il pas Fréchette, par exemple
celui de voir la fatalité dans l’incendie de Chicago. Vous
voyez que la querelle déjà ancienne de l’intervention de la
Providence dans les choses humaines retrouve au Canada des
défenseurs et des adversaires. Aveuglés par l’ardeur de la
discussion, ils en arrivent à se traiter de misérables, de fous,
presque de criminels. Tous deux, à la vérité, sont pétris de
vanité enfantine qui bouillonne au moindre choc. Routhier
éprouve les souffrances d’un saint Laurent sur son gril d’être
appelé Basile, et l’autre, Louis Fréchette, hérésiarque
délirant, tressaille d’agonie d’être marqué au fer rouge par le
Torquemada québécois. En somme, malgré beaucoup de
faiblesse dans le choix de ses arguments, Fréchette défend la
liberté contre l’ostracisme: en lui reposent les espérances
d’une génération nouvelle. Il s’applique à percer des trous
dans l’étroit horizon que les politiciens du temps avaient
rempli de leurs préjugés et de leur idéologie. Il a de la verve,
un petit air de gaminerie qui souvent lui tient lieu de raison. Il
ricane et se montre pétulant et narquois, fils d’un siècle qui
veut secouer ses chaînes. Il croit à son temps, à la
démocratie, au progrès, aux libertés politiques en face de
Routhier qui s’imagine posséder les raisons de l’éternité. Ce
dernier -il en fait confidence -se contiendra par principe; il
est convaincu que le rire est d’invention diabolique s’il est de
formation récente, et s’il rit, lui, c’est d’après des formules
consacrées. C’est un saint triste dont la sagesse se détourne
des erreurs d’un siècle décadent.
En ce qui touche la question littéraire, il exprime des
opinions excellentes, mais on ne peut également s’empêcher
de remarquer qu’à côté d’observations très justes, il est, dans
l’ensemble de sa critique, fort sujet à caution, que ses manies
de prédicant appellent le sourire, font hausser les épaules, et
que ses opinions sur la France sont celles d’un grand dadais,
infatué des lumières qu’il croit avoir reçues du ciel.
Le ton, le style, les arguments invoqués, les raisons
étrangères à la polémique commencée, font saisir sur le vif
l’état des esprits au moment où cette chicane littéraire eut
lieu. Nous l’avons dit: Adolphe Routhier représente le clan
des ultramontains, des hommes du passé, et Louis Fréchette
dresse l’évangile du XIXe siècle. Peut-être n’est-il pas inutile
d’insister sur ce sujet pour compléter l’aperçu que nous
venons d’en donner.
La vieille école conservatrice canadienne, qui se
distinguait par son étroitesse de vues en politique religieuse
et sociale, mérita souvent d’être accusée de vouloir faire de la
religion un instrument de règne. Pour détruire ses
adversaires, elle jetait volontiers le soupçon sur la qualité de
leur foi religieuse ou mieux dénonçait leur prétendue impiété.
Hélas! trop souvent, il suffisait de quelques propos libres et
de l’indépendance naturelle de l’esprit pour que l’on rangeât
dans la catégorie des mécréants ceux qui ne voulaient pas
accepter sans examen les opinions politiques ou religieuses,
les disciplines imposées par le clergé et l’État. La plus
élémentaire liberté d’esprit paraissait licence pure. C’est
contre ces intransigeants que part en guerre Louis Fréchette;
il les poursuit de ses sarcasmes qui vont droit au but,
exaspèrent l’adversaire. Quel scandale de lire sous sa plume
des vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire et que l’on
se disait tout bas! De tout temps, les hommes ont été peu
capables de vérité. Ils acceptent bien celles que l’on jette à
des ennemis, mais la vérité pour elle-même, combien
rarement est-elle admise! Fréchette, avec l’impétuosité qui le
caractérise, se bat pour le triomphe de ses idées personnelles,
du parti nouveau dont il est l’un des plus illustres porteparole.
Il charge ses ennemis de grands crimes. Il dénonce la
tactique de l’école ultramontaine:
Sitôt que, dans cette école, on a quelque petite vengeance
personnelle à contenter, quelque petite jalousie de métier a
satisfaire, quelque adversaire à renverser afin de se hisser à sa
place, le truc est bientôt trouvé; on prend le prétexte d’une
causerie du dimanche, d’une critique littéraire de n’importe
quoi, et, l’échine dévotement courbée, la figure béate, le miel
sur les lèvres, la plume trempée dans le fiel, on vous décoche
quelque bonne accusation d’impiété, ou bien l’on souffle
dans le public quelque insinuation traîtresse au même effet,
et, si la victime n’est pas de ceux qui ont l’habitude de
monter sur les toits pour faire leurs actes de vertus
théologales, elle est enfoncée, démolie, clouée. Cette tactique
a double avantage: celui de couler adroitement à fond ceux
qui vous portent ombrage, et de se bien poser auprès de
certain clergé, ce qui, en temps d’élection, ne nuit pas,
comme vous savez, M. Basile.
Il accuse cette école d’avoir vilipendé l’université Laval,
de l’avoir dénoncée comme un foyer de gallicanisme, de
n’avoir même pas épargné l’archevêque de Québec, Mgr
Taschereau, de ses critiques. Routhier, d’après lui, est un des
chefs de choeur qui ont mené une sourde campagne contre
les autorités religieuses. Ce défenseur du trône et de l’autel
veut atteindre à travers Fréchette le parti libéral. Et ce sont
reproches virulents de l’auteur de La Voix d’un Exilé. On n’a
pas le droit, -c’est à Routhier qu’il parle , sauf improbité,
de lui attribuer la paternité de certains écrits. Quelle illusion,
en outre, que celle qui consiste à se croire un bon défenseur
de l’Église en laissant planer de tels soupçons sur ses
adversaires. Où est la loyauté intellectuelle? Dans un
mouvement d’indignation, il refuse à son contradicteur le
droit qu’il a pris de scruter sa conscience, de le rejeter du sein
même de l’Église. Il n’a pas de billet de confession à offrir à
M. Basile, et les affaires de sa conscience le regardent, seul.
En passant, il dit un mot de l’intervention du Journal des
Trois-Rivières qui avait reproduit des lettres d’évêques
obtenues par Routhier, le félicitant de ses attaques contre le
poète. Louis Fréchette s’émeut à la pensée que Monseigneur
de Montréal et Monseigneur de Birtha aient apporté une
confirmation aux dires de Routhier. Si cela était, « un évêque,
dit-il, n’a pas le droit de taxer quelqu’un d’irréligion, sans
appuyer son jugement sur les écrits, les paroles ou les actes
de la partie incriminée ».
Fréchette, d’ailleurs, prétend que la grande masse du
clergé tourne le dos à l’école dont fait partie Routhier.
S’appuyant sur des événements récents, il ajoute que les
hommes qui furent accusés d’être des ennemis de l’Église et
de l’ordre social, vivent maintenant en bonne intelligence
avec les autorités religieuses.
Sur un ton présomptueux, Fréchette proclame que le
règne de l’hypocrisie est terminé. Désormais les opinions
politiques pourront se traduire librement sans que l’on soit
incriminé d’hérésie ou d’hostilité contre les lois. La
conciliation est née; les libéraux respirent; ils sont protégés
par l’archevêque de Québec. Mal en prendra à Routhier de
traiter son adversaire politique, Pelletier, de communiste, de
démolisseur, d’assassin de l’archevêque de Paris, lors des
prochaines élections. Un tel procédé ne sera plus admissible.
Représenter, en outre, les libéraux comme des démolisseurs
de la société, des destructeurs de la religion, provoquera le
rire, n’aura, désormais, aucun effet sur le public.
Fréchette émaille sa lettre de citations de saint Luc, saint
François de Sales, Mgr Maret, pour engager Routhier à la
modération.
Routhier veut jouer au Canada le rôle de Louis Veuillot.
Très bien! Mais, pas aux dépens de la charité chrétienne.
Puis, l’auteur de La Voix d’un Exilé, dit qu’il a, en effet,
flétri des hommes d’État, traîtres à la nation canadienne.
Mais, il n’a jamais pensé qu’il s’adressait à lui. Il l’a
dédaigné. Routhier a cité des vers où la conduite des chefs
conservateurs était jugée selon son mérite, mais que n’a-t-il
plutôt reproduit la page où il était question des « histrions
sacrilèges qui tendent des pièges à la croyance du peuple, et
dressent leurs tréteaux jusques à l’ombre des autels », et celle
aussi où il est parlé des hommes qui « donnent à leurs
comédies politiques le sanctuaire pour décor, et jettent dans
le même plateau de la balance la loyauté du prêtre avec le
baiser de Judas ». Ces phrases, ces allusions, s’appliquent à
Routhier et à ceux qui lui ressemblent.
En outre, Routhier s’occupe trop de ceux qui autour de lui
professent la même religion que la sienne. Il ferait mieux de
la pratiquer lui-même, sans ostentation et hostilité contre les
autres. À ce jeu, il risquerait de faire détester l’Église;
d’ailleurs, la religion, ajoute-t-il, est trop belle, trop au-dessus
des passions humaines, pour servir des appétits politiques et
des ambitions déçues.
Fréchette use d’une dialectique claire et directe. Son
libéralisme est en tous points louable. On voit, à travers cette
polémique, deux écoles aux prises: l’école du passé et celle
de l’avenir. La poésie est reléguée à l’arrière-plan: à la fin de
la dispute, la question de littérature proprement dite
redeviendra objet de discussion passionnée. Pour le moment,
on la contourne; ce sont surtout les passions religieuses et
politiques de l’époque qui dominent la querelle.
La religion fut tellement mêlée aux questions de
littérature au Canada qu’il n’est guère surprenant de la voir
occuper une grande place. Une poésie qui ne chantait pas
Dieu, les saints, une poésie qui n’était pas inspirée par le
patriotisme semblait inacceptable. On lui faisait grise mine;
on la déclarait indésirable. Ayant mis Dieu partout, il fallait
le retrouver dans la poésie. Et si on l’y mettait, des
compromissions avec le ciel étaient permises. Quel appât
dont ne se privaient point les habiles et les hypocrites! C’était
donc le cléricalisme en littérature, en art, en politique, en
éducation. Partout il régnait. Comme tous les maîtres dont le
pouvoir est sans contrôle, il faisait peser sur les consciences
sa puissance tyrannique. Cette intolérance sévissait du temps
de Fréchette, car depuis la liberté nous est venue. Mais nous
ne songeons ici qu’à enregistrer des faits. Si des questions qui
sont étrangères à la littérature viennent se greffer sur elle,
nous n’y pouvons rien. Notre dessein est de donner une idée
des luttes de cette époque et, à travers les mots et les phrases,
il nous est possible de toucher aux pensées profondes des
tenants de cette controverse. La polémique Routhier-
Fréchette est donc à base religieuse; ce qui l’inspire
fortement, c’est la question morale, ou plutôt la religion.
Routhier, avec éloquence, défend les positions acquises, les
traditions vénérables de la foi. La littérature lui est un
prétexte pour apparaître comme un défenseur du trône et de
l’autel.
Louis Fréchette, homme d’aujourd’hui, lui, nourri des
passions du XIXe siècle, s’institue le héraut des libertés
républicaines. Il veut détruire les murs de la prison où on a
enfermé la littérature et la poésie au Canada. Il gémit d’être
emprisonné dans des bornes étroites, d’être ramené aux
modèles classiques, enseignés par des gens qui les
connaissant mal, ont fini par les rendre ennuyeux, et il se
précipite vers l’aventure. Il veut secouer le joug qui pèse sur
les esprits. Des entraves? Il les brise pour donner à sa
curiosité d’esprit de franches coudées. Il désire tout
connaître, tout absorber, tandis que l’autre, Routhier, soumet
avec délices sa pensée aux disciplines d’autrefois, s’incline
comme un enfant de choeur, tout fouetté des vérités divines.
Contemplez ce spectacle à deux personnages: l’un,
traditionaliste, royaliste, même sur les bords du Saint-
Laurent; l’autre, républicain, enivré des mots de liberté, de
progrès, de justice. Ce qu’ils défendent, c’est l’un, le passé;
et l’autre, l’avenir. Ils ont peur l’un de l’autre, peur pour les
doctrines dont ils se sont constitués les gardiens jaloux.
Routhier, que le rêve de jadis n’apparaisse stérile en sa
beauté; Fréchette, qu’au nom de Dieu, on condamne
l’idéologie présente, les rêves de démocratie sociale. Ces
deux combattants fougueux qui s’injurient sont émouvants à
leur manière, car ils reproduisent outre-Atlantique, les
grandes batailles d’idées qui se livrent en France. Ils créent
vraiment une nouvelle France qui reflète en petit les
aspirations, les haines de la patrie d’origine. À ce titre, ils
sollicitent notre sympathie. Qu’importe s’ils semblent
mesquins et puérils, trop souvent les deux à la fois; ils sont
victimes de leur milieu, de leur tempérament. Ils écrivent un
français singulier, mais plein de verdeur. Demandons-leur
d’être passionnés et vivants: ils le sont! Et avec une ardeur
jamais assouvie. Nous reconnaissons en eux des Français en
exil depuis des siècles qui n’ont rien oublié, croyant qu’il n’y
a rien de mieux à faire dans la province de Québec que de
reprendre les luttes d’idées dont la France à ce moment-là
était secouée: celles du libéralisme et de la tradition. Leur
polémique révèle une combativité bien française, une
éloquence âpre qui fait penser, oh! avec des nuances, et
toutes proportions gardées, à celle des polémistes parisiens
du temps de Veuillot. N’est-ce pas là un spectacle intéressant
à contempler et qui n’épuisera pas l’intérêt historique de
l’époque?





Les Fleurs boréales (1881)
L’une des périodes les plus douloureuses de la vie du
poète est achevée. Il est revenu d’exil; vers 1875, il épouse
mademoiselle Emma Beaudry dont il a un fils qui vit très peu
de temps, et trois filles qui deviennent plus tard mesdames
Mercier, Béique, Fréchette. Il a été député de Lévis; il ne se
débat plus dans la misère; la renommée lui sourit. Il voit très
bien le rôle qu’il est appelé à jouer et il se prépare, par
l’étude et l’activité politique, à réaliser le rêve de sa jeunesse.
Car il a toujours uni, dans sa pensée, les ambitions du poète
et celles de l’homme d’État. Pour le moment, le succès lui
fait croire à la nécessité de tendre vers ce double idéal. Il est
poète et homme d’action à la fois.
Il répondrait avec dédain au critique qui chercherait à le
dissuader de vouloir être à la fois poète et politicien: « Mais
Lamartine, Victor Hugo! » Ce sont là modèles qu’il s’est
choisis et sur la conduite desquels il veut calquer la sienne.
On le voit au club, aux cercles politiques où il prononce
des discours patriotiques devant des amis qui ont épousé la
même cause; il tâche de ressusciter le parti libéral. Il chante
les louanges de la France. Comme les hommes de son temps,
à travers les appels au loyalisme, il joint l’expression de sa
fidélité à la mère lointaine.
Les Français-canadiens ne doivent pas être traités en
parias: ils sont les premiers occupants du sol. À ce titre, ils
ont droit au respect de leur langue et de leurs traditions.
La paix, mais à la condition d’un compromis entre
l’amour du passé et le loyalisme actuel. Voilà l’un des
thèmes principaux sur lequel s’exerce l’éloquence des
réunions politiques d’alors. Beaucoup de rhétorique
encadrant un sentiment vrai.
Le parti des vaincus fait flèche de tout bois. Voulant
conquérir le pouvoir, il use des moyens qui s’offrent à lui, et
les convertit en instruments de combat.
La poésie élit asile au milieu des discordes de la politique,
des luttes de coteries. Elle n’est plus l’exilée; Crémazie,
succombant sous les coups du destin, laisse un disciple de sa
pensée et de ses espoirs poétiques. Louis Fréchette publie Les
Fleurs boréales et Les Oiseaux de Neige.
Ces beaux titres suggèrent, promettent: ils sont la poésie
même. Ils évoquent le poème du ciel et de la terre. Sur les
arpents de neige doivent éclore des fleurs uniques et on pense
aux oiseaux bien vivants -quoiqu’ils aient l’apparence de
l’artificiel -qui se promènent au sein de la nature figée dans
une mort de cristaux et de givres. On espère que ce sera la
peinture d’un petit monde féerique, d’une sorte de Noël
fantastique avec des arbres se couvrant de grelots, et d’où
s’exhaleront des musiques soupirantes et naïves.
On croit déjà apercevoir le beau cheval, fumant sous un
manteau de glace, qui s’avance sur des chemins neigeux,
conduisant la famille à la prière ou aux agapes familiales.
Des séries d’enfants joyeux, des visions riantes de petites
filles, se tenant par la main; la version d’une âme particulière
avec le trésor de ses joies et de ses douleurs. Mais, sauf
quelques pièces, presque toute la poésie est dans les titres.
Le poète parle de la terre, de ses forêts, du renouveau, des
printemps et des nuits. À son éloge de la nature, s’ajoute
celui de ses habitants, de ses grands hommes, des pionniers
français.
Le livre s’ouvre par La Découverte du Mississippi que
l’on retrouvera plus tard dans La Légende d’un Peuple. C’est
un morceau de haute allure. La description du fleuve ne
manque pas en effet d’une certaine grandeur; il y a là un ton
majestueux qui rappelle celui de Leconte de Lisle. Ce fleuve
« qui dort couché dans la savane » est comparé à un reptile
immense endormi au rythme du flot. Voilà que l’horizon
bouge, s’émeut du passage des troupeaux d’élans et de
bisons. Cette vie animale se confond avec la vie confuse de la
nature. Le désert est tout près; il ne connaît pas encore la
présence d’un être humain; il étale ses aspects inviolés, riches
de sauvagerie. La qualité du peintre surpasse ici celle de
l’artiste; il discerne les couleurs, les contrastes; les antithèses
jaillissent plus des choses elles-mêmes que de l’artifice de
l’ouvrier.
Ramasser dans quelques strophes les traits du paysage,
voilà un coup de maître assez rare chez le poète pour qu’on le
note, qu’on s’y arrête. La concision ne gêne pas l’élégance,
ainsi que Fréchette, semble porté souvent, bien à tort, de le
croire, et dont il se défend comme de la sécheresse sans âme
et sans vie. Nous n’éprouvons pas de fatigue cette fois à lire
ces alexandrins qui s’avancent toujours uniformes, car ils
sont ici d’une éloquence certaine.
La multiplicité des objets et ce qu’ils offrent de disparate
se fut peut-être mieux accommodée d’une forme plus variée.
Il y a là tant de choses diverses, tant de mélanges et
d’enchevêtrements, de fleurs, de tiges, une poussée si
virginale de sève, un concert de choses curieuses, aussi
nombreuses que la vie universelle, que l’on regrette de n’y
rencontrer que l’alexandrin. La description, certes, est
grouillante de tout un monde. La gloire de juin sourit; l’été
voit éclore l’amour des choses et des bêtes, et la fécondité
dans cet amour. Le désert est beau de sa majesté encore
primitive.
Admirons cette terre en travail, telle qu’elle est,
verdoyante et spasmodique: univers d’élans sourds, de
draperies tissées de vignes, de raisins, de roses sauvages qui
vibrent au milieu de l’immensité, chaos stridulant d’insectes,
grondement de fauves et qui semble le cri d’une jeune vie
sortie du néant.
Le poète poursuit sa comparaison et il en arrive à
personnifier cette nature. Il dit le frémissement de la
végétation, à travers la forêt, qui passe semant des chansons
et des murmures. L’ivresse de la passion, de l’amour, de la
jeunesse, coule à travers les veines de la terre. Comme une
vierge sauvage et pantelante, elle entonne le cantique du désir
et de la vie.
Le début était excellent, mais le poète bientôt abuse des
images. Le Mississippi qui ressemble à un serpent, le désert
drapé dans les rayons de l’aube matinale, etc.; à chaque
strophe, il y a une image, quelquefois deux qui se
superposent. Elles sont trop; la netteté du tableau en est
offusquée.
Un peu plus loin, le fleuve est comparé à « une écharpe de
Titan sur le globe enroulée ». À la fin de la description, c’est
un roi:
Fier de sa liberté, fier de ses flots sans nombre,
Fier du grand pin touffu qui lui verse son ombre,
Le roi des eaux n’avait encore, en aucun lieu
Où l’avait promené sa course vagabonde,
Déposé le tribut de sa vague profonde,
Que devant le soleil et Dieu.
Voilà bien des images pour un seul fleuve. On remarquera
ici le procédé hugolesque qui consiste à assembler le plus de
comparaisons possible, à leur donner, à toutes, une valeur
égale. Fréchette ne s’éloigne pas de l’enseignement du maître
qu’il s’est donné! Disons-le avec joie: ici, il est digne de son
modèle.
Dans cette pièce de vers, comme dans beaucoup d’autres,
Fréchette aime les longues préparations; elles lui fournissent
l’occasion de vaticiner, de philosopher, d’adopter l’attitude
du sociologue, de parler du passé, de l’avenir, du progrès. Ce
sont des thèmes qui reviennent souvent et, de toute évidence,
il les affectionne. Il croit n’avoir jamais dit le dernier mot
quoiqu’il se répète souvent. Il aime à prendre des allures de
prophète, à disserter sur l’univers, la vie et la mort; il le fait
avec beaucoup de complaisance, en alexandrins massifs.
C’est un quarante-huitard en poésie.
La Découverte du Mississippi est donc une longue
description. Le contraste des objets prend sa source dans un
réalisme. Sur les pans de cette nature sauvage, le poète dresse
la silhouette des héros: la présence de ces hommes confère à
la nature une plus grande intensité de vie; à côté de
l’existence animale nous sentons la chaleur d’êtres humains,
la force de leurs désirs; nous pouvons suivre les traces, les
chemins où s’est aventuré leur rêve de conquérants.
L’antithèse ne jaillit pas seulement, inévitablement, des
matériaux mis en présence, elle sera dans la confection de la
pièce même: c’est un tableau où nous est présentée d’abord la
nature barbare, insoumise, livrée à toutes les anarchies du sol;
puis c’est Jolliet qui, au nom du roi de France et de la
civilisation, vient en prendre possession; enfin, le poète, dans
une atmosphère qu’il se plaît d’orner à la gloire de ce
découvreur, veut nous montrer le triomphe du progrès à la
place des forêts, une terre qui maintenant ensemencée,
productive, fournit du blé aux autres nations.
Dans à M. l’abbé Tanguay, il exprime sa reconnaissance à
cet abbé canadien, auteur du Dictionnaire généalogique des
familles canadiennes. Pour louer l’oeuvre de cet archiviste, il
ne craint pas de hausser la voix. Il disserte; il rappelle l’objet
de l’histoire qui est de raconter les actions des grands
hommes, les proposer en exemple, etc.
On est choqué de ces frais d’éloquence continuelle, de la
disproportion qui existe entre le rôle de cet érudit et ce rappel
des actions les plus éclatantes, mais cela tient à un travers
national qui consiste à exalter sans mesure les hommes
politiques, les hommes de lettres et qui prit naissance à
l’époque de Fréchette. Le moindre écrivain est, en effet,
comparé à Chateaubriand, à Victor Hugo. Les grands
hommes ne se comptent plus. Dans une pareille atmosphère
de mirage et de vanité satisfaite, les plus grands ne sont plus
à l’échelle humaine. Ce sont des dieux ou quelque chose
d’approchant.
Dans Les Fleurs Boréales, les thèmes lyriques foisonnent;
le poète chante l’amitié, la dernière Iroquoise, la forêt, le
printemps, la nuit d’été, les pins de Nicolet et les oiseaux
blancs. Il se répand en mélancolie douce et grave sur le
tombeau d’Alexina, sa cousine. Il oppose la riante image de
sa jeunesse à l’horreur de la mort. C’est une contemplation
canadienne. On y remarque encore le même souci d’antithèse
que chez le poète français, l’opposition de la lumière et de la
nuit. L’espérance divine s’exhale des derniers vers.
C’était, dans son prisme vermeil,
La goutte d’eau du ciel venue,
Et qui remonte dans la nue,
Avec un rayon de soleil!
Ailleurs, il se réjouit du succès d’un de ses confrères en
poésie, Pamphile Lemay, qui vient d’être couronné par
l’université Laval.
Il le célèbre un peu à la façon dont on fêtait les poètes
anciens. Il nous le montre comme les poètes grecs, couronné
de lauriers, s’avançant sur des chemins que l’on a couverts de
fleurs. Il regrette de n’être pas là, afin de joindre sa voix à
ceux qui le fêtent. Il rappelle leur jeunesse, nourrie des
mêmes rêves et qu’agrandissait le désir de la beauté. Tous
deux n’avaient qu’une pensée, qu’un amour. Ils connurent les
mêmes luttes et les mêmes triomphes.
Nous rêvions, nous chantions, -c’était là notre vie.
Et,. rivaux fraternels, sans fiel et sans envie,
À la Muse des vers nous faisions notre cour.
Tu charmais les zéphyrs, je narguais la bourrasque;
Et nous voguions tous deux, toi songeur, moi fantasque,
L’âme ivre de parfums, de soleil et d’amour.
Ces vers n’ont rien de remarquable, mais ils débordent de
piété amicale. Dans l’exil où le poète languit, -il était alors à
Chicago -il évoque ses souffrances, demande à son ami de
ne pas l’oublier. En quels termes cette prière est faite! Je
relève tout un arsenal de vieilles comparaisons, d’images
désuètes: L’orage m’emporta loin de la blonde rive... ton
esprit flottait à la dérive, bercé par des flots bleus pleins
d’ombrages mouvants. Et depuis ballotté par la mer
écumante, hochet de l’ouragan, jouet de la tourmente, j’erre
de vague en vague à la merci des vents.
Ces comparaisons sont bien significatives. Elles ont pesé
sur notre littérature pendant un quart de siècle. On les
retrouve encore; elles ont semblé le fin du fin, et nul doute
qu’elles paraissent encore excellentes à certains esprits qui,
étonnés de ne pas les rencontrer chez d’autres poètes,
s’empressent de leur décerner le titre d’incompréhensibles ou
d’obscuristes.
Avant que La Légende d’un Peuple ne parût, Fréchette
avait commencé à esquisser quelques-unes des figures qui
devaient entrer dans son oeuvre capitale, son essai d’épopée:
entre autres, Papineau, dont la grande ombre planait audessus
du parlement et des réunions politiques. Le parlement
et les réunions politiques, voilà ce dont se passionnaient le
plus les esprits au Canada. Là, en effet, se résolvaient les
questions nationales et religieuses; de là s’envolaient des
appels à la France.
Papineau était dans toutes les pensées. On ne jurait que
par lui. Aux yeux de la plupart, il incarnait le patriotisme. Il
inspirait le jeune groupe d’ardents patriotes qui menait contre
l’oligarchie anglaise d’alors la plus rude des batailles.
Fréchette fit l’apologie de ce grand homme. On peut croire
que ce fut avec des accents d’un lyrisme que l’on voudrait un
peu moins débridé. Il ne sacrifie rien de son emphase
coutumière: non il croit qu’il est dans la vérité du sujet qu’il
traite, et qu’il touche à la suprême élégance. Nous ne sommes
pas dupes de ces éclats de voix, de ce grossissement.
Papineau est, certes, une des plus grandes figures
canadiennes et, peut-être, la plus grande avec Lafontaine. Il
n’est pas un Canadien qui ne prononce son nom avec respect,
qui ne sache tout ce qu’il doit à sa fierté, au rôle qu’il a joué
dans notre vie politique. Il exprime, à son plus haut degré, la
conscience d’un peuple; il est un des moments inoubliables
de la vie canadienne. Il a dominé son temps. À l’époque des
grandes luttes parlementaires, grâce à sa combativité, ses
interventions vigoureuses, sa défense de la langue française,
il apparaissait comme un maître unique. Et quoiqu’une
certaine critique ait tenté de le diminuer en blâmant le
chimérisme dont il était pétri, on ne lui peut refuser de la
grandeur.
Voyons comment Fréchette a composé sa figure déjà
idéalisée par la légende, grandie en plus par son imagination.
Il le représente comme un isolé superbe, un Caton
antique, un saint laïque dont l’influence bienfaisante protège
les villes et les foyers menacés.
Illustre moissonneur dont la silhouette géniale se découpe
sur l’horizon, les moissons terminées! Vaincu, il commande
encore et lorsqu’il consent à parler, pressé par ses amis,
surmontant son orgueil blessé, c’est pour annoncer l’avenir.
Puis, il se replonge dans le silence, entouré de souvenirs
glorieux, stoïque dans sa douleur. Il se console de
l’éloignement du pouvoir en cultivant des fleurs.
Mais quel contraste entre sa fortune présente et celle
d’hier, cette retraite désenchantée et la tribune publique! Là,
il connut des triomphes. Il fut vraiment le roi de la foule, un
roi adoré, applaudi, porté sur le pavois. Il fut plus que cela
encore:
Sa voix, sa grande voix aux sublimes colères,
Sa voix qui, des tyrans déconcertant l’audace,
Quarante ans proclama les droits de notre race,
Enseignait les petits enfants!
Aujourd’hui, il vit retiré, dégoûté de la politique, après en
avoir été l’âme, l’une des raisons d’être. On l’aperçoit, dans
son jardin de Montebello, contemplant le soleil qui se
couche. Il promène sa rêverie; dans le soir, il écoute les voix
qui lui parlent de sa gloire passée. Malgré tout, on sait qu’il
existe encore. Solitaire, il écrase de sa grandeur les
opportunistes, les habiles qui se sont emparés du pouvoir.
Son âme est haute, inaccessible, tel « un pic à la cime
neigeuse, et que dore la splendeur de l’infini ». Le spectacle
de l’Europe l’intéresse; Paris, où il a vécu jadis, où naissent
et se défont les empires, garde son pouvoir d’attraction. De
quel cri de bonheur n’a-t-il pas salué le drapeau de la liberté,
flottant sur les murs de la grande capitale en 48! Il compare
les luttes politiques de la France aux siennes : en saluant les
héros français, il n’oublie pas de s’attendrir sur ses
compagnons d’armes, morts sur les champs de bataille
canadiens.
Toute son histoire se déroule: chaque scène qui a marqué
dans la vie de cet homme ressuscite la beauté de son
désintéressement, de ce désir de justice que l’avenir devait
exaucer. Chez ses compatriotes, elle fait voir la laideur de
l’ingratitude, de l’oubli.
Cependant, tout n’est pas mort dans ce héros romain,
oublié dans la vie canadienne; presque mourant, il médite
encore de grandes oeuvres.
C’est Fréchette qui nous le dit.
Il dort maintenant sous une terre privée de bénédictions,
car il ne s’est pas réconcilié avec l’Église avant de mourir:
Et les grands ormes verts que la brise balance
Soupirent seuls sur son tombeau.
Que le passant s’incline! Cet homme a vraiment été le
maître du Canada: il a commandé, agi, dirigé:
Il fut tout une époque et longtemps notre race
N’eut que sa voix pour glaive, et son corps pour cuirasse.
L’auteur des Fleurs boréales le recrée à sa façon; un
moment il le compare à Victor Hugo, à Guernesey, qui apaise
ses colères en contemplant la nature. Pourtant, ce héros ne
nous paraît pas un rêveur; même retiré à l’écart, sa retraite
gronde de révoltes et de tempêtes.
C’est le chef mécontent qui avive ses blessures en
tournant le fer dans la plaie; c’est Achille sous la tente,
bouillonnant de rage, laissant tomber de sa bouche le
sarcasme et l’invective. Le génie de la bataille l’emplit de son
souffle. C’est bien ainsi, semble-t-il, que l’histoire nous le
montre. Que sert-il de lui prêter une figure trop
complaisamment arrangée? D’ajouter à sa personnalité de
politicien celle du géant, du philosophe. Il fut, certes, un
animateur, un manieur d’hommes. Tous ceux qui jouèrent un
rôle politique dans les années à venir furent marqués de son
empreinte. Enfin, les qualités diverses dont il était doué se
fondent harmonieusement, en composent une physionomie
originale. Un moment, sa race tout entière se reflète en lui.
Tel qu’il est, farouche, déchiré, mourant sans se rendre, il
force notre admiration. Sa solitude est l’apothéose de
l’orgueil et du blasphème. On peut ne pas l’aimer, mais
personne ne refusera à Papineau cette gloire qui s’attache aux
grands révoltés.
Dans les pages que Fréchette lui a consacrées, le peuple
canadien a trouvé l’écho de la vénération qu’il garde pour ce
personnage devenu légendaire. À l’école, elles sont récitées
avec ferveur; elle recèlent encore le pouvoir de remuer les
âmes des collégiens, des adolescents. L’orateur qui évoque le
passé du Canada a, sur les hustings, cité pendant longtemps
ces vers et il enlevait toujours l’adhésion des esprits,
réussissait à créer l’enthousiasme pour la cause qu’il
défendait. Notre enfance fut remplie de la musique de ces
alexandrins. Entre la foule et l’orateur s’établissait une
véritable communion d’âme. Les haines s’apaisaient, les
griefs se taisaient si l’orateur était doué d’éloquence. On
oubliait le commencement du discours, ce dont il s’agissait.
La foule dominée par la phrase du moment, l’accent, les
gestes du tribun, poussait des cris, battait des mains, exultait.
Maintenant -et c’est fort heureux -on doit recourir à
d’autres moyens de persuasion. N’importe, ces vers contenant
une vertu singulière, on les savait par coeur à la campagne et
à la ville; ils étaient comme le code ouvert et chantant du
patriotisme. Si on les examine d’un peu près aujourd’hui, on
peut se demander s’ils peignent exactement le génie de cet
agitateur canadien-français, et, à travers le poète, nous
apportent la clameur indignée qui fit trembler l’horizon des
journées de 1837. On les voudrait plus simples, moins
entourés de phraséologie, et l’Insurgé nous paraîtrait plus
vrai. Quelques vers eussent suffi: des lignes nettes,
sculpturales, au lieu de cette abondance de mots qui se
perdent autour du détail avant d’atteindre à l’essentiel.
Malgré notre critique, ce Papineau sorti du cerveau de
Fréchette, vibre d’éloquence, électrise. Sa figure persiste à
demeurer vivante, à subjuguer les âmes. Elle s’impose, et des
générations de Canadiens la reconnaissent, la saluent. À coup
sûr, il y a intérêt à la contempler puisqu’elle a réussi à créer
une si religieuse ferveur.
Bref, cette poésie reste comme l’un des plus touchants
hommages dédiés au grand homme. En voilà assez pour lui
accorder de l’estime, reconnaître la vertu éducatrice qu’elle
eut, il y a un quart de siècle, pour la jeunesse et la foule.
À plusieurs reprises, Louis Fréchette, qui sait admirer, se
plaît à rendre hommage aux autres poètes. Dans
À Longfellow, il salue le chantre américain, à l’occasion de
son voyage en Europe. Il assiste à son départ debout sur une
colline. Longfellow est comparé à l’oiseau de mer qui
s’envole et
Dont le coup d’aile altier nargue le gouffre amer.
80
Le poète contemple le navire qui emporte le chantre
d’Évangéline. Longtemps après que le vaisseau a disparu à
l’horizon, il entend un concert « d’étranges harmonies ».
Pourquoi étranges? On ne sait pas bien...
Ce n’est pas, sans doute, parce que « le poète caresse son
luth d’un doigt mélodieux ». Fréchette le voit ainsi sur le
bateau qui le conduit en Europe; il l’imagine entouré de
toutes les Muses.
Longfellow embrasse d’un regard d’adieu les rivages
d’Amérique et Fréchette devine que le poète rêve pour son
retour d’innombrables moissons
De poèmes ailés, de sublimes chansons
Et de légendes parfumées.
Il le suit en Europe, des vallons de Kildare aux penchants
de l’Etna, en Égypte, en France; il s’associe au murmure de
gloire qui s’élève des pays qu’il traverse. Dans les villes
d’art, les grands hommes, les écrivains, les artistes acclament
le poète du nouveau monde. L’Amérique attend le retour de
ce fils génial; elle tressaille de bonheur et d’amour:
Écoutez!... mille voix s’élèvent dans les airs.
De la cité vivante et du fond des déserts
Monte une immense symphonie.
Écoutez ces accents, par la brise portés
Des bords de la Floride aux coteaux enchantés
De la blonde Pennsylvanie.
Hosanna! ces rumeurs, ces chants mystérieux,
C’est un monde hélant son barde glorieux;
Car le flot dont tu t’environnes,
Ô vieux roc de Plymouth, berce encor ton enfant,
Poète bien-aimé qui revient triomphant,
Le front tout chargé de couronnes!
Il se laisse lire avec plus d’agrément lorsqu’il parle à son
filleul, parce qu’alors il est moins tendu, plus familier. Cela
ressemble, mais en moins bien, à du Victor Hugo, poète des
enfants.
La dernière Iroquoise est l’histoire d’une race qui se
meurt. Ce poème se divise en deux parties: il commence par
une description du Saint-Laurent:
Le fleuve, déployant l’orbe de son rivage,
En gracieux ovale épanche son flot pur.
Avec ses roseaux verts chantant comme une harpe,
La rive se déroule en amoureuse écharpe
Encadrant un miroir d’azur.
Du fond de la forêt montent des voix sans nombre.
Comme un oeil entr’ouvert au fond de la nuit sombre,
La lune, projetant ses longs rayons blafards,
Découpe des grands pins les ramures étranges,
Dont l’ombre se dessine en gigantesques franges
Flottant parmi les nénuphars.
La nature canadienne a ses caractéristiques, ses aspects,
ses horizons propres. On ne la peindra pas en usant de
couleurs et d’images qui peuvent s’appliquer à n’importe
quel coin de paysage. Ce qui confère à la terre canadienne
son caractère spécifique n’est jamais perçu au cours de ces
notations artificielles. La nature et ses perspectives souffrent
tous les mots, toutes les périodes, toutes les expressions. La
poésie fréchettiste évoque faiblement l’aspect du sol, de la
montagne, du lac, du fleuve. Cependant il existe un mot, un
seul, qui peindra tel paysage particulier, le fera surgir dans
son intensité, riche de sa vertu essentielle. Fréchette ne le
trouve pas ou rarement; ses descriptions seraient aussi justes
pour un lac de Suisse ou une rivière française.
Faiblesse de vision: le poète amasse toujours les mêmes
couleurs; telle montagne se dresse comme toutes les
montagnes; tel fleuve déroule son cours ainsi que tous les
fleuves; telle forêt offre aux regards son bel emmêlement, ses
fourrés épais, ses taches d’ombre et de lumière. Cette vie des
choses est reproduite avec des mots livresques: elle ne sort
pas, parée de ses grâces, de sa force, de son originalité
propres.
Les conceptions de la nature chez ce poète sont
indigentes; elles ne vivent pas par elles-mêmes; elles sont
plaquées, fabriquées à l’aide de souvenirs, de réminiscences.
Lisons cette strophe qui termine le préambule de La dernière
Iroquoise:
L’oiseau de nuit, quittant sa pose taciturne,
S’envole en tournoyant, et sa clameur nocturne
Va réveiller des bois l’écho retentissant.
Tout est calme, et pourtant, dans le couchant rougeâtre,
Sinistre précurseur, un nuage grisâtre,
Étend son voile menaçant.
Sur le décor ténébreux de la forêt, on voit se dessiner le
profil d’un être humain: c’est la dernière Iroquoise. Elle rôde
la nuit, sous les arbres, rêve à ses aïeux. En comparant le
passé au présent, la cruauté du destin dont a souffert sa race
l’envahit.
Voyez là-bas, longeant les détours de la grève,
Comme un vague fantôme entrevu dans un rêve,
Une ombre se glisser d’un pas lent et discret.
Aux lueurs de la nuit, sa silhouette grise,
Se détache, en passant, vacillante, indécise,
Sur le fond noir de la forêt.
La fille de l’Iroquois nous apparaît dans un paysage de
nuit qui convient à sa nature hypocrite, farouche et
sanguinaire. Hagarde, pleine de défis, elle s’avance avec la
rage de sa tribu, longtemps refoulée dans son coeur. Elle a vu
périr le dernier Iroquois. Elle vit maintenant retirée dans une
cabane de bois et de feuillages. Elle veut mourir sur les bords
de ce Saint-Laurent qui fut le témoin de tant d’exploits, qui
vit le passage dévastateur des siens. Maintenant sous un
chêne, cachant dans son manteau quelque chose qui ne se
laisse pas deviner, elle parle, elle rêve tout haut, elle dit les
grandeurs de sa race, pleure sur sa chute. On est un peu
surpris de rencontrer chez cette fille des bois de la poésie; on
ne croyait pas que cette âme inculte pût aimer la nature avec
tant d’apprêt. De toute évidence le poète l’a tirée de luimême
et non de la réalité. Comme tous les êtres primitifs,
dénués de psychologie et de la possibilité de sentir en
s’analysant, il nous eût semblé plus naturel qu’elle s’éprît des
choses sans savoir pourquoi, d’une façon instinctive et
brutale. Mais non, elle étale sa sensibilité, elle est orateur;
elle fera, elle aussi, sa promenade d’Olympio, se répandant
en gémissements lorsqu’elle revoit la terre marquée des
souvenirs d’enfance, de ses amours, de ses espoirs trompés.
Écoutons-la:
« Ô fleuve qui sans fin roules tes noires ondes!
Forêts dont j’aimai tant les retraites profondes!
Sentiers que tant de fois j’ai parcourus le soir!
Collines qui bordez ces berges solitaires!
Rochers silencieux! antres pleins de mystères!
Pour la dernière fois j’ai voulu vous revoir.
Vos maîtres ont passé comme le flot qui coule,
Sur ces grèves! ainsi que le vent qui roucoule,
La nuit, de sapins en sapins!
Comme un esquif léger qu’entraîne la dérive...
Et mon oeil fatigué cherche en vain sur la rive
La trace de leurs mocassins.
..........................................
Ce discours eût, certes, été mieux placé dans la bouche du
poète. Puis, elle énumère les exploits de ses aïeux, les
plaisirs, les délices de la forêt, des réunions de sa tribu, les
chasses au daim, les courses interminables, les canots légers
flottant sur les eaux. Elle passe tout en revue; elle se souvient
de cette Indienne qui mêlait à une branche d’arbre le berceau
de son fils, « elle balançait au vent sa mouvante nâgane ».
Toujours avec éloquence, elle narre les batailles, les ruées
guerrières, les rugissements sauvages des Iroquois, ivres de
sang et de carnage.
Ils ont vécu. Leurs ombres, seules, viennent danser sur le
bord de ce fleuve qui retentit, jadis, de leurs chants de guerre.
Et l’Iroquoise s’écrie:
« Malheur! malheur! malheur! à ces Visages-Pâles
Dont les rangs hérissés de foudres infernales
Ont fait de nos guerriers un carnage inouï!
Leurs victimes encore attendent la vengeance...
Puisse de ces vautours l’exécrable puissance
S’écrouler sous le bras du fier Areskouï! »
Elle est assoiffée de vengeance. Tous les maux, et les plus
cruels, elle les appelle sur la tête des « blancs ». Areskouï
dieu des Iroquois -usera contre eux des pires représailles.
Leurs maisons saccagées, il les traquera, les saisira, scalpera
leur chevelure. Après s’être rassasié de leurs gémissements, il
chantera sur leurs corps déchirés, couverts de fange, l’hymne
atroce de sa victoire.
Elle a fini de parler; son visage prend alors une expression
terrifiante. Son regard brille de quelque terrible dessein:
Un sourire infernal se crispe sur sa bouche;
Son sourcil se contracte, et son regard farouche
Lance au ciel un éclair amer et triomphant:
Sa main s’arme soudain d’une lame acérée,
Et le large manteau dont elle est entourée,
S’entr’ouvre et nous montre un enfant!
Le poète voit ses jeux de physionomie dans l’obscurité; il
apporte un soin minutieux à nous dépeindre cette femme.
Cet enfant est le fils du châtelain du voisinage. Il n’est
guère besoin de dire que, lui aussi, nous le connaissons par le
détail. Il est doux et blond. C’est un ange. Il n’est pas jusqu’à
ses langes qui n’indiquent une naissance illustre. Par ruse,
l’Iroquoise l’a volé au château où elle s’est introduite. Un
arrêt dans le récit.
C’est de la mère de l’enfant que le poète maintenant nous
parle. L’Iroquoise peut attendre. Tous les acteurs nous sont
connus, montrés dans cette pièce. On ne nous fait aucun
sacrifice. Quelques antithèses, de vieilles images désuètes,
des attendrissements naïfs, des moyens faciles, trop scolaires.
Il ne les néglige pas. Ces détails se laissent tellement deviner;
il est si certain, par exemple, que cette mère ne retrouvera
plus son enfant au réveil qu’il était inutile d’en parler. Mais
Fréchette nous dit tout.
L’Iroquoise ne tue pas immédiatement l’enfant. Nous
avons une autre description de la nuit qui devient plus noire.
L’orage est dans l’air; l’esprit des ténèbres emplit l’espace.
Sombre et horrible nuit! Nuit de roman et de pure fantaisie,
où l’Iroquoise assouvit sa vengeance. Le moindre geste est
noté: l’expression des figures, le cri du bourreau et de la
victime:
Puis se ruant encor sur la froide dépouille,
La frappe, la déchire, et dans sa rage fouille
La blessure béante ouverte dans son flanc;
Comme un vautour féroce, aux entrailles s’attache,
Lui découvre le coeur, de ses ongles l’arrache,
Et le dévore tout sanglant!
Enfin, l’Iroquoise se jette dans le fleuve qui se referme
sur son crime impuni.
Et depuis lors, la nuit, sur la vague dormante,
On voit courir, dit-on, une torche fumante
Projetant sur les flots comme un long filet d’or;
Est-ce l’enfant des bois qui pleure sa victime?
Est-ce l’ange vengeur du crime?
Nul mortel ne le sait encor!
On trouverait cependant dans cette histoire les éléments
d’un récit plein de couleurs, de vie sauvage et sanguinaire.
On peut regretter qu’il n’ait pas ramassé en quelques vers
bien frappés ce poème de sauvagerie qui eût été une belle
chose, circonscrite dans de justes bornes. Le sujet était
saisissant; le poète l’amoindrit par des descriptions et une
préparation inutiles. Il fait tenir à l’Iroquoise un langage qui
ne peut lui être naturel. À force de s’éparpiller, d’être coupé
par des dissertations sur la nature, le drame perd de sa force
première. Il devient une sorte de narration fatigante, hérissée
de développements qui l’alourdissent.
Le même défaut d’originalité, la même impuissance à
voir, à discerner les caractères propres d’une chose se
retrouvent dans La Forêt canadienne. Rien qui ne se puisse
dire pour toute autre forêt, qui n’ait déjà été dit sur ce sujet. Il
est vrai que les forêts se ressemblent toutes. Mais il y a des
forêts d’érables, de pins, de chênes. Cependant cette pièce est
assez agréable à la lecture. Heureusement, l’alexandrin n’est
plus ici employé. C’est le vers de huit pieds: la monotonie est
rompue. Voyez cette description de l’automne chargé d’or et
de feuilles:
La mare sombre aux reflets clairs
Dont on redoute les approches
Caresse vaguement les roches
De ses métalliques éclairs.
.....................................
Ô fauves parfums des forêts!
Ô doux calme des solitudes!
Qu’il fait bon, loin des multitudes,
Rechercher vos âpres attraits!
Avec le poète, nous faisons une saine promenade,
fortifiante, mélancolique aussi. Nous nous écrions volontiers:
Ouvrez-moi vos retraites fraîches!
À moi votre dôme vermeil,
Que transpercent comme des flèches
Les tièdes rayons du soleil!
Rêvons avec lui des choses envolées, évoquons les
souvenirs des autres âges:
Oui, j’irai voir si les vieux hêtres
Savent ce que sont devenus
Leurs rois d’alors, vos anciens maîtres,
Les guerriers rouges aux flancs nus.
Ces vers sont reposants au sortir des grandes pièces où le
ton se hausse constamment. Peut-être aussi, avons-nous trop
mésestimé les vers de La Forêt canadienne. Lisons ceux-ci:
Je saurai des pins centenaires,
Que la tempête a fait ployer,
Le nom des tribus sanguinaires
Dont ils abritaient le foyer.
et ces autres:
Je chercherai, dans les savanes,
La trace des grands élans roux,
Que l’Iroquois, l’oeil en courroux,
Chassait jadis en caravanes
Enfin, quelque biche aux abois,
Dans mon rêve où le tableau change,
Fera surgir le type étrange
De nos hardis coureurs des bois.
...................................
Dans ses souvenirs glorieux
La forêt entière drapée
Me dira l’immense épopée,
De son passé mystérieux!
Le poète laisse entrevoir la victoire de la civilisation sur
les étendues incultes et couvertes de forêts. N’entend-il pas à
quelque distance le sifflet de la locomotive?
Dans Reminiscor (encore une pièce qu’il avait composée
à Chicago en 1868, et qu’il a réunie à celles qui composent le
volume des Fleurs boréales), il fait parler son coeur d’ami; la
douleur de l’exil communique au morceau un arrière-fond de
tristesse. Son amitié pour Alphonse Lusignan ne s’en
exprime que mieux. Ses occupations nouvelles, son labeur et
son existence à l’étranger ne lui enlèvent pas la douceur de
songer à ses amis qui sont demeurés là-bas. Sa jeunesse en
fleur revient, telle un gracieux fantôme. Qu’importe alors si
la vie était dure! Quand on se nourrit de chimères et
d’espoirs, on ne s’aperçoit guère des morsures de la vie!
Temps de douce bohème où l’on s’éveillait, chaque matin,
auteur d’un roman ou d’un poème. Comme Pothier et Cujas
étaient abandonnés avec joie pour un livre de Musset ou de
Lamartine et là, dans cette mansarde d’étudiant, comme on
blaguait le code! On était fier d’être jeune et libre: c’était
l’âge des folies.
Flanqué d’un cummer et d’une chibouque,
Suspendu dans l’ombre au mur vacillant,
Un portrait en Cap du nègre Soulouque,
Faisait la grimace à mon chien Vaillant.
..........................................
J’aime le passé, qu’il chante ou soupire,
Avec ses leçons qu’il faut vénérer,
Avec ses chagrins qui m’ont fait sourire,
Avec ses bonheurs qui m’ont fait pleurer!
..........................................
J’ai fait pour toujours deux parts de mon être:
L’une est au devoir, l’autre à l’amitié!
Je cherche, dans Renouveau, quelque chose qui sauverait
cette pièce de la banalité. Je cherche en vain. Il ne faut pas
s’étonner plus que de raison d’un art aussi maigre, aussi naïf,
car c’est souvent le destin des initiateurs d’être des ouvriers
modestes. On ne peut appliquer de communes mesures à ce
poète et aux poètes européens. Encore heureux sommes-nous
que des vers français, malgré leurs imperfections et leurs
faiblesses et aussi leurs qualités réelles, aient vu le jour sur
une terre livrée alors à tous les « réalismes ».
Sa pièce À un Peintre est franchement mauvaise. On ne
parle pas d’un peintre inconnu comme de Raphaël. Ce peintre
est assimilé à un aigle immense; on ne choisirait pas un autre
terme de comparaison s’il s’agissait d’un maître et encore
serait-il ridicule.
Mais Fréchette s’imaginait être un dieu -l’erreur
accréditée par Hugo, à ce sujet-là, était devenue sienne. Dans
plusieurs de ses manifestes littéraires, Hugo avait parlé de la
divinité du poète. À l’exemple du maître, Fréchette
s’attribuait la qualité de dieu et, ainsi à travers le mirage de sa
vanité, il grandissait ses amis, poètes et peintres. La
Louisianaise se lit mieux:
Je sais une rive sereine
Qui, sur un frais lit de roseaux,
S’endort au chant de la sirène,
Et s’éveille au chant des oiseaux.
Pays de douce nonchalance,
Où le hamac toujours balance,
À l’ombre des verts bananiers,
Son heureuse indolence
Aux souffles printaniers!
Je sais une ville rieuse
Aux enivrements infinis,
Qui, fantasque et mystérieuse,
Règne sur ces climats bénis;
Ville où l’orange et la grenade
Parfument chaque promenade;
Où, tous les soirs, les amoureux
Chantent la sérénade
Sous des balcons heureux.
Je sais une femme divine,
Au teint pâle, aux yeux andalous,
Si belle que chacun devine
Que le ciel même en soit jaloux:
C’est la brune Louisianaise,
Dont la splendeur brille à son aise
Dans cet éternel messidor:
Toile de Véronèse
Dans un beau cadre d’or!







Les Oiseaux de Neige (1881)
Il ne viendrait pas à l’idée d’un poète de France, sauf
peut-être à un Auvergnat ou à un Savoyard, de choisir la
neige comme sujet d’un livre. On comprend, du reste, que
vivant dans un climat doux et tempéré, il recoure à d’autres
sources d’inspiration.
L’hiver canadien s’ouvre au début de novembre pour se
terminer en avril. C’est dire que le Canada est un pays de
glace et de neige la moitié de l’année. Il est arrivé à des
occidentaux, mal informés des conditions climatériques de
l’Amérique du Nord, d’affirmer qu’un hiver éternel y régnait.
Les Canadiens se montrent sensibles à cette inexactitude et
s’ils n’ont pas aimé Maria Chapdelaine, comme ce livre le
méritait, c’est que les Européens y semblaient prendre une
vue fausse de leur pays. Ils n’ont pas tout à fait tort, car
certains journalistes français ont confondu Péribonka, qui est
une région à peine colonisée, avec le Canada tout entier. Les
Canadiens de la province de Québec connaissent l’alternance
des saisons. Après un hiver parfois rigoureux, ils jouissent
des douceurs du printemps et de l’été. Nous y avons connu
des automnes qui ressemblent à ceux de l’Europe. Cela dit, il
n’en reste pas moins vrai que l’hiver dure plusieurs mois et
qu’il se manifeste avec quelque excès. Louis Fréchette fut
donc amené naturellement à parler de l’hiver, car c’est une
saison, malgré le froid, pleine de poésie. Ce thème, d’ailleurs,
n’ayant pas encore été touché au Canada, il était digne de
tenter un poète. Et Fréchette écrivit Les Oiseaux de Neige.
Le poète nous fait voir un paysage qui, sans eux, serait
dépouillé de vie; ils mettent une présence au tableau. Comme
sur une immense toile blanche, ils profilent leur silhouette
d’ombres chinoises. Les frimas, les horizons balayés par les
rafales, les vents de Norvège, le givre et la grêle, voilà les
éléments qui entrent dans sa poésie. Les oiseaux de neige qui
résistent aux morsures cruelles de l’hiver peuplent une nature
qui semblerait, par leur absence, un enfer glacial ou plutôt un
désert blanc où sévirait un froid inexorable.
Ce livre constitue une louange de l’année canadienne, des
mois, des jours qui la composent. Il tresse des éloges à
janvier, éclatant sous son manteau de glace, à mai vainqueur
de l’hiver, à l’été triomphant, à septembre et octobre dont la
mélancolie fut toujours un thème recherché des poètes, et qui
se sauve du banal par la création de nouvelles images, d’un
vêtement rajeuni ou inventé, -un prétexte élu entre tous à
pleurer l’été finissant, les joies, les bonheurs qui gisent avec
les feuilles mortes. Chants ici trop malhabiles, qui donnent
dans l’artifice et le convenu. Maigres notations des moments
vécus d’un peuple, de toute une famille humaine.
Sauf des fragments bien venus, on sent trop le
versificateur. L’homme du monde, le poète du Canada qui
aime par-dessus tout la fanfare, le bruit des mots, la
déclamation; le père du bibelot romantique canadien semble
un peu gêné par son sujet. Il a choisi une forme qui
demandait à la pensée de se ramasser sur elle-même, de se
tenir enfermée dans des bornes étroites. Il y est mal à l’aise.
L’habitude qu’il a de tout mettre sur le plan du lyrisme le
rend incapable de se méfier de lui-même, de châtier la forme
de ses sonnets.
De temps immémorial, on croit que le Canada, durant les
jours de l’hiver, enseveli sous la neige, engourdi de froid, est
une région morte. Il n’en est rien. Janvier est le mois du
plaisir joyeux, sain, vivifiant. Fréchette tentera de raconter
cette joie de vivre. Il écrira:
La tempête a cessé. L’éther vif et limpide
A jeté sur le fleuve un tapis d’argent clair,
Où l’ardent patineur, à l’envol intrépide,
Glisse, un reflet de flamme à son soulier de fer.
Ce patineur est réel. Fréchette ne l’imagine pas. Il est
vivant. Chaque hiver le ramène allègre et vif sur les miroirs
de glace qu’offrent, aux caprices de son jeu, les fleuves ou les
lacs. Le patinage, durant les mois d’hiver, voilà un plaisir
national. Elle est non moins réelle, cette promeneuse
emmitouflée de fourrures. Regardez-la:
Au son des grelots d’or de son cheval rapide,
À nos yeux éblouis passe comme un éclair.
Vraies, aussi, les longues veillées d’hiver qu’on ne voit
nulle part ailleurs, aussi tardives, aussi prolongées au milieu
de l’ivresse des danses et de la musique.
Ce janvier est un joli tableau de l’hiver, peut-être un peu
réduit. À coup sûr, il ne détaille pas toutes les caractéristiques
de ce mois d’hiver, rempli de plaisirs sportifs. C’est quelque
chose, un écho, deux petits traits véritables dans un cadre qui
aurait pu contenir une évocation complète.
Février. Le « bonhomme hiver » est moins chargé de
frimas et son manteau commence à fondre. C’est déjà un ciel
plus clément, moins froid, moins mordant. Le vent s’adoucit
et les moineaux fidèles, malgré la bise, paraissent être des
témoins plus vivants. La forêt résonne du bois que l’on coupe
et, miracle au ciel,
L’Orient plus vermeil met une épingle d’or.
La joie jaillit des yeux; c’est le plaisir varié pendant la
saison froide, car
Le bruyant carnaval fait sonner sa bottine
Sur le plancher rustique ou le tapis soyeux.
Mois enivré dont la rudesse qui s’amollit augmente le fol
tourbillon des fêtes. Toutes les théories du plaisir s’avancent;
les unes coiffées d’un bonnet de poil. Pierrot revit, mais cette
fois, un peu glacé; Colombine n’est plus qu’une fleur de
neige. Mais quel charme de les voir perdus dans la tempête
neigeuse, désorientés d’être ainsi transplantés sur une terre où
le paysage au lieu d’offrir des bosquets festonnés de lierre,
laisse voir des palais de glace sur lesquels glissent les rayons
d’une lune narquoise, présidant aux flagellations de la bise.
Mars, c’est une recrudescence de l’hiver. Le poète, hélas!
ne se libère pas de la prose, d’une versification dont il est
prisonnier. Ce mois de tristesse l’inspire mal, c’est de la
prose rimée sans plus. Finies les courses lointaines. Ennui et
giboulées. Une consolation reste, celle de regarder monter sur
un feu de résine
La sève de l’érable en brûlants bouillons d’or.
Qui dira l’allégresse d’avril, mois avant-coureur de la
résurrection terrestre? Il n’y a vraiment rien ici qui ne vienne
naturellement à l’esprit. Fréchette n’est pas plus un visuel
qu’un psychologue. Il voit ce qui frappe les yeux de tout le
monde; ses vers se ressentent de la banalité des expressions
toutes faites. On cherche vraiment ce qui, par l’expression, la
nouveauté des images, pourrait corriger une matière aussi
prosaïquement galvaudée. Gardez-vous donc de croire que
ces saisons canadiennes seront saisies dans leur physionomie
essentielle. La nature n’ouvre pas son esprit à des
conceptions ingénieuses; il n’y discerne pas la beauté unique
que créent les mouvements de la vie des arbres et des plantes,
les jeux mystérieux ou tangibles de ce monde en travail. Au
lieu d’un artiste pénétrant qui découvre les analogies secrètes,
les belles images et les sentiments choisis, il apparaît ici,
essoufflé, n’étant pas non plus, fort heureusement, soulevé
par des enthousiasmes aveugles, une rhétorique banale,
comme dans quelques-unes de ses oeuvres. Et grâce à la
forme du sonnet, à sa brièveté, nous sommes sauvés de
l’ennui. Parce qu’il est court, il ne nous impose plus
l’extravagance de ses longues divagations lyriques.
Il s’apprête à chanter, dans Avril, le renouveau des choses.
Que dit-il? ce qu’un élève de versification trouverait sans
effort. Le premier quatrain décrira « la neige qui fond », les
« avalanches sombreux » qui disparaissent, le soleil plus
éclatant; et dans les derniers vers -qui sont meilleurs -la
sève, les branches et les fruits. Toutes ces choses s’appellent,
se commandent. Le défaut n’est pas que ce soient là éléments
qui peuvent convenir à toutes les peintures; le défaut se
trouve dans l’expression indigente, d’une facilité
désespérante.
Après cela, ne vous étonnez pas de la venue des vents
tièdes, si l’hirondelle s’abrite encore sous des climats chauds,
que
Des milliers d’oiseaux blancs couvrent la plaine blanche,
Et de leurs cris aigus rappellent le printemps.
Choeur irrésistible, délicieux, et qui est d’une éloquence
charmante.
Il confessera des sentiments d’allégresse dans Mai, et ses
vers sont ici, comme par hasard, bien tournés:
Hosanna! La forêt renaît de ses ruines;
La mousse agrafe au roc sa mante de velours.
La grive chante; au loin, les grands boeufs de labours
S’enfoncent tout fumants dans les chaudes bruines.
Allégresse légitime qui s’exprime dans un simple cri! Les
autres objets sont vus, réels, vivants. C’est un morceau de
nature canadienne enfermé dans des vers. Beaucoup de
simplicité, une sobriété à laquelle on n’est pas habitué.
Le soleil revient. Il n’existe pas un sonnet où Fréchette ne
le fasse intervenir. Il lui est impossible de parler des saisons
sans qu’il ne réapparaisse continuellement. Comme nous
serions charmés de l’apercevoir quelquefois enveloppé de
métaphores! Bénissons-le, cependant, de promener la beauté
de ses rayons sur la terre, d’assister à l’épanouissement de
tout ce qui respire.
Et dans l’ombre des nids. -fidèle aux lois divines,
Bientôt va commencer la saison des amours.
Le semeur (ah! le voilà)
Jette le froment d’or dans les sillons fumés.
Les portes peuvent s’ouvrir, le lilas embaume et nous
invite à le respirer au passage du vent.
Nous n’aurons pas au cours de cette poésie des saisons la
surprise d’un accent plus juste, qui nous fasse mieux sentir
l’atmosphère de la poésie véritable: ce sont des impressions
courantes, mêlées de choses vues par tout le monde.
L’été est personnifié; il met des fleurs à sa boutonnière et
c’est d’un goût douteux. Les oiseaux, -ils sont si commodes!
-que le soleil enivre, tels des musiciens, saluent par leurs
chants la lumière du jour. Une joie folle soulève la terre:
Tout chante, s’émeut, palpite, étincelle...
Transports infinis! joie universelle!
À son créateur la terre a souri!
Et que voit-il pendant les jours de juillet? Le soleil, les
oiseaux, les nids, le boeuf, les bois; en somme, à peu près
tout ce qu’il apercevait les mois précédents. Nous saisissons
là le manque d’imagination du poète, son impuissance à se
renouveler, son piétinement sur place. En dehors de certains
horizons, de certains mots qui les peignent, ou plutôt sont
révélateurs de son art, Fréchette ne dépasse pas les limites où
se tient emprisonnée sa vision. Il est, sans cesse, ramené à ses
manières de penser et de voir qui, rarement, ont donné
l’impression que nous étions en présence d’un grand artiste.
Avec juillet, ce sont les soleils éblouissants et l’azur
intense, la floraison des jardins, la terre fructifiée. La
musique des oiseaux remplace le cri des grillons,
l’atmosphère est énervante et la nature succombe de langueur
charmée. Le boeuf promène son rêve sous les chênes, en
broutant l’herbe. Il est pris de soif; haletant, il se dirige vers
des sources proches.
Cela se termine par l’évocation joyeuse des groupes
d’écoliers en vacance qui s’amusent sous bois. Le poète se
sent l’âme en regret, songe aux beaux jours qui ne sont plus.
Quel poème que ce mois d’août! Malgré l’air torride, les
paysans travaillent à l’aube, lourds encore de sommeil; les
faucheurs coupent les foins. Accablés par la chaleur, sans
désirs, inertes, les pêcheurs dorment à l’ombre des saules.
Mais voilà que le tableau se relève d’un détail plein de
charme: on voit des couples heureux qui vont goûter sur
l’herbe.
En septembre, la mélancolie gagne les choses et les
hommes; il y a encore de l’ardeur dans ce soleil qui s’épand
sur les plaines, les fleurs, les herbes. Quelle image d’une
éloquence presque précise de la mort des choses! Parce que
les beaux jours vont finir, le glaneur avec sa compagne
s’attarde à rêver. Ils sont tendres et mélancoliques. Ils
viennent de tressaillir. Pourquoi? C’est le chasseur qui
poursuit la bécasse et le canard sauvage.
De l’automne, Fréchette verra l’or des feuilles, le
dépouillement de la forêt. Il s’attriste en songeant à l’hiver
qui va revenir, l’hiver long et froid.
Au lieu de regarder octobre tel qu’il est, il prédit les
ravages que causera le vent. Les sapins restent encore verts.
La vue des cônes de sapins lui semble comme un vestige de
vie sous l’enveloppe de glace. Une grâce, une parure, par
eux, se refait journellement à la nature. Le poète dit adieu aux
concerts des oiseaux, aux fleurs des jardins. Les champs
bientôt seront nus, car on entre dans les granges « les lourdes
javelles ». Ah! qu’il est douloureux ce départ des oiseaux, qui
en troupes, jetant des cris perçants, s’en vont vers les pays de
chaleur où règne un été éternel. C’est octobre, le mois où l’on
sent davantage la grande tristesse d’être un homme mortel et
où, parmi des paysages baignés de nostalgie, le coeur se
déchire devant l’agonie de la nature. C’est octobre, d’une
mélancolie encore plus grande au Canada qu’en aucune terre
du monde. La terre apparaît dépouillée, vide; pas une feuille
aux arbres. C’est la désolation infinie. Nous disons adieu à la
fête terrestre.
Mais la tristesse de vivre est encore plus profonde en
novembre. La nature adopte des vêtements de deuil. Désertés,
les nids pendent aux arbres que la bise torture. Les chantres
ailés ont fui à la fin d’octobre. Les espaces sont muets; à
peine l’oiseau des cages nous console-t-il un peu de l’absence
de ceux qui faisaient du ciel leur maison chantante. Des
oiseaux gris passent. Nous nous recueillons; nous vivons
avec ceux qui nous ont laissés. La cité des humains se
confond avec celle des morts. Immense communion funèbre!
Décembre. Ce mois est unique au Canada. En Europe rien
de comparable, si ce n’est celui de Norvège et de Suède.
Fréchette parlera de la flore artificielle des fenêtres que
dessine un invisible artiste, un artiste, à coup sûr, spontané, et
qui est le froid. Le fleuve charrie des glaçons, et de « fauves
tourbillons passent échevelés ». Le sentiment du désordre de
la nature est assez bien rendu par la peinture de la montagne
et des nuages qui promènent sur l’horizon leur danse
fantastique. Une vision gaie, étincelante, succède à la
tristesse d’images sombres. Alternance et contraste.
Mais la tristesse ne doit pas abattre les coeurs. Noël
arrive, le Noël toujours joyeux, le Noël féerique et qui est la
poésie même.
Les sonnets, groupés sous le titre de Paysages, sont les
saluts enthousiastes aux endroits de la terre que le poète
aime, ou qui sont marqués par un signe divin, ou encore
célèbres par la grandeur des horizons. De Spencer Wood, la
maison du lieutenant-gouverneur de la province de Québec,
Fréchette dira le charme qui s’en dégage; il ventera la grâce,
l’amabilité de ceux qui l’habitent.
Voici Le Lac de Beloeil, frais et pittoresque, dont le poète
veut nous faire admirer les bords verdoyants et parfumés.
Qui n’aime à visiter ta montagne rustique,
Ô lac qui, suspendu sur vingt sommets hardis,
Dans ton lit de joncs verts, au soleil resplendis,
Comme un joyau tombé d’un écrin fantastique.
La nature est là qui se prête à toute espèce de
comparaisons; elle donne prise au jeu des analogies. Ainsi, il
compare ce lac aux âmes assoiffées d’idéal, sans cesse
tournées vers les hauteurs. Ce lac a aussi l’humilité des
coeurs silencieux.
Calme, le jour. -le soir, tu souris aux étoiles;
Et puis il faut monter pour aller jusqu’à toi!
Le Cap Éternité. Il en sait dire l’aspect imposant, la
formidable force dressée contre la tempête. Il nous le fait
voir.
Énorme pan de roc, colosse menaçant
Dont le flanc narguerait le boulet et la bombe,
Qui monte d’un seul jet dans la nue, et retombe
Dans le gouffre insondable où sa base descend!
Les rares fois où Fréchette, abandonnant son éloquence,
s’efforce de rendre ce qu’il voit au lieu de le créer en entier
dans son cerveau, il sait être intéressant. Car, alors, la réalité
est restituée, elle surgit devant nos yeux; elle se laisse
contempler dans toute sa vérité. Par ailleurs, l’idéalisme du
poète se ressent toujours de la vulgarité: ce sont lieux
communs dont la sève est depuis longtemps épuisée. Au
contraire, cet homme, en qui dormait un laboureur et que son
époque avait mal dégagé de sa rudesse première, nous prend
davantage par son réalisme. Moins qu’ailleurs, il paraît
étranger à la poésie, moins né pour être tout autre chose
qu’un poète. Il semble se mouvoir alors dans son atmosphère
essentielle; il se lève sur les guérets remués; sa figure se
détache pleine de santé, ses bras musclés respirent la force et,
de son pied ferme, il écrase les mottes de la terre. Il est bien
le fils de cette terre que ne gâtait alors aucun raffinement
intellectuel. Dans la langue savoureuse des paysans, il nous
eût donné peut-être un vrai poème de la terre canadienne; des
lectures mal digérées, une formation poétique quelconque, un
milieu fermé aux choses de l’art et de la poésie en ont fait un
poète qui ne se réalise que par accidents, un initiateur sans
génie.
Détachons encore du sonnet Le Cap Éternité, le vers
suivant, plein et ferme. Il parle du Cap, accueillant
l’hirondelle et dont la masse se fleurit de plantes sauvages:
Et ce monstre farouche a sa paternité.
De même, le Niagara lui suggère une peinture réaliste.
Cette force déchaînée qui donne le vertige, il en admirera la
puissance. La nature s’effraie de ce grondement quotidien,
répercuté par mille échos. Pris de peur, les oiseaux fuient ce
domaine aveugle où s’érige la force qui dompte et engloutit:
Du gouffre formidable où l’arc-en-ciel déroule
Son échappe de feu sur un lit de vapeur.
Nul ne sera insensible à ce contraste de lumière
prismatique, avec cette puissance d’un élément sourd qui
brise tout sur son passage, tel un mauvais destin, jailli des
entrailles de la terre.
Longefont témoigne d’une belle candeur. Au milieu d’une
nature qu’il lui plaît de voir semée de fleurs, pleine d’attraits,
il salue l’homme, le maître de ces lieux, au front marqué par
le génie et qui n’est autre que M. Prosper Blanchemain,
heureux d’être père.
Pauvre sonnet et d’une inspiration encore plus pauvre; la
forme et le fond se valent. On aime qu’il ait semblé prendre
une revanche sur lui-même en écrivant Le Lac de Beauport.
Un sentiment de fraîcheur, des notations justes et vraies.
Mais un lac peut-il être à la fois un joyau solitaire, un coin
béni (il s’agit des bords du lac), un paradis sur terre (les
environs du lac), un croquis merveilleux, un délicat pastel?
Qu’importe, puisque le poète y voit ces images diverses.
Son admiration hésite, cherche les mots qui seraient le plus
appropriés; il y a gradation d’images qui, les unes après les
autres, veulent évoquer des aspects gracieux et charmants.
Ailleurs, le Montmorency sauvage ressuscite sous nos
yeux. Le vertige de l’esprit en face de l’abîme, Fréchette le
comprend, nous le fait éprouver.
Le bruit, le mouvement, le vide, le vertige,
Tout cela va, revient, tourbillonne, voltige,
Ivre et battant de l’aile aux voûtes du cerveau!
Le début descriptif des Mille-Isles fait lever à nos yeux
une nature riche et attrayante.
Massifs harmonieux, édens des flots tranquilles,
D’oasis aux fleurs d’or innombrables réseaux,
Que la vague caresse et que les blonds roseaux
Encadrent du fouillis de leurs tiges mobiles!
C’est une évocation à l’allure lamartinienne. Toute la
pièce, d’ailleurs, est dans ce ton.
Pour nous résumer, ce poète de la nature canadienne,
malgré bien des insuffisances, a su parfois la comprendre,
l’aimer certainement et, pour la décrire, il a enfermé dans
Paysages ses meilleures inspirations. Ce genre lui va mieux
que la satire politique. Si on peut lui reprocher beaucoup de
prosaïsme, l’emploi de mots d’un usage trop courant,
l’absence d’impressions neuves, là plus qu’ailleurs, toutefois,
il sait nous attendrir. Nous pouvons relire ces petits poèmes
vibrants de sensibilité qui glorifient la nature canadienne et
où nous reconnaissons l’accent d’un poète véritable.
La forme du sonnet, chez Fréchette, ne s’éloigne pas des
règles voulues, c’est-à-dire qu’il comprend quatorze vers,
divisés en quatrains et tercets. La plupart de ses sonnets sont
construits sur les rimes embrassées ou croisées.
Quant à l’alexandrin dont il se sert dans La Légende et
autres recueils, il lui arrive de faire intervenir le vers de neuf,
de six, de huit et de quatre syllabes à la fin des quatrains ou
sizains. On y trouve ailleurs des quatrains d’octosyllabes. Il y
a aussi des strophes de deux, de quatre, de cinq, de six, de
sept, de neuf, de dix, de onze vers, etc. Bref ce qui est plutôt
constant c’est l’alexandrin classique. Comme dans ses
sonnet, il est respectueux des formes établies par les maîtres.







Amitiés.
Comme le modèle dont il s’est constamment inspiré,
Louis Fréchette atteint à un degré de sincérité plus louable en
voulant célébrer ses amis. On le prise davantage que lorsqu’il
attaque les conservateurs pour venger les défaites de son parti
ou les trahisons imaginaires de la politique canadienne.
Là, on le sent humain. Éloigné de la place publique,
échappé de la geôle politique, on approuve son humanité, sa
tendresse. Dans son coeur, il se rapproche des siens. Il est
heureux, se dilate dans cette joie. Le bonheur éclate dans
l’expression des vers comme ceux où l’amour de la grande
patrie lointaine, jamais oubliée, se redonne libre effusion.
Quel homme se sentirait plus ému que lui au souvenir de la
France dont il s’est toujours dit le fils séparé par l’absurdité
du destin? Il en parle avec des larmes dans la voix; il tâche de
préciser les causes de sa grandeur, ce pourquoi il l’admire.
Elle a veillé sur le berceau canadien, cette France, et il est
resté quelque chose de ses premières caresses: le fils
abandonné se souvient; son sang bat plus fort quand on
prononce son nom. Il la proclame la plus magnifique d’entre
les nations de la terre parce qu’elle a été l’initiatrice d’idées
fécondes, la créatrice de belles oeuvres. N’a-t-elle pas
enseigné au monde la liberté? Et elle fut, à certaines heures,
grande et malheureuse. Voici des vers pleins de noblesse où
il tente d’indiquer les raisons d’une si touchante adoration:
Terre aux grands deuils suivis d’éclatants lendemains!
Noble Gaule, pays de l’antique vaillance,
Qui sus toujours unir, merveilleuse alliance,
Au pur esprit des Grecs l’orgueil des vieux Romains.
Plus que tout, la poésie française a la vertu de l’émouvoir,
Il vibre alors, s’exalte, fait l’apologie des grands poètes de
France. Aussi bien tout ce qui arrive de là-bas le rend joyeux.
(À Théodore Vibert), Ses tristesses s’apaisent; la douleur qui
obscurcissait sa vie disparaît au son de la voix amie, l’incitant
au courage, à l’espoir. Il en est réconforté déjà, l’avenir lui
sourit à nouveau. Foin de la lassitude! Malgré ses déboires, il
n’abandonne pas la lutte: il salue à l’horizon l’aurore du
grand rêve réalisé qui fut, jadis, promis aux hommes de
bonne volonté.
L’art du chant le transporte d’admiration (À Madame
Élisa Frank). Il comparera le chant de la grande artiste aux
voix d’anges ou de sirènes,
Quand la nuit tombe, -au bord secret des étangs clairs,
Où le flot balancé dans son urne trop pleine
Inonde vaguement de ses pâles éclairs
Un fouillis d’ajoncs d’or qui tremble à chaque haleine.
Il est mieux inspiré dans son envoi à M. de Berluc-
Pérussis, poète provençal. Le muscat, don de l’ami français,
bu en terre canadienne, le fait rêver au pays du soleil et des
trouvères. À quoi ne songe-t-il pas? puisque le voilà parti,
emporté par l’imagination: à la tiédeur des brises où se joue
le caprice diamanté des papillons, au ciel pur, fleurs, roses,
primevères. Au Canada, c’est l’hiver; la rêverie du poète
s’alimente de ce contraste. Pays de soleil et pays de neige,
voilà les oppositions où s’exercent les jeux de son esprit.
Mais surtout la terre divine, les chemins de ce paradis
terrestre tiennent sa pensée captive! La Provence
prestigieuse, éclatante, enchante l’imagination du poète.
Ces horizons vermeils! Cet hiver chimérique!
Dites, n’est-ce pas là quelque monde féerique
Où, pour être poète, on n’a qu’à le vouloir.
Dans la série des pièces groupées sous le titre d’Amitiés, il
entremêle à la louange de ses amis des descriptions de la
nature. Seul, le langage de l’amitié lui semble trop nu, et là,
comme ailleurs, on le retrouve romantique.
S’il voit assez bien le décor où se meuvent ses amis, s’il
décrit le paysage, l’atelier, la maison, le jardin, il ne tente pas
de nous analyser les âmes ou de nous ouvrir entièrement la
sienne. Sa psychologie est courte. Il balbutie plutôt qu’il ne
traduit les sentiments du moi intérieur.
Ainsi, il est plus soucieux, dans À Raoul Bonnery10, de
dépeindre la nature où galope son ami, monté sur une cavale,
qu’à chercher à deviner les impressions qui s’agitent dans
l’âme de ce cavalier. Néanmoins, il donne au lecteur un
frisson d’angoisse, car c’est durant la nuit que Raoul Bonnery
traverse la campagne. Les oreilles du loup se dressent dans
les éclaircies; le chien aboie aux ombres méchantes, aux
bruits insolites. Pas une étoile au ciel; les oiseaux nocturnes
planent, sinistres et menaçants. Là, ne s’arrête pas la peinture
des attitudes du héros et de la nature plongée dans les
ténèbres. On aperçoit ce voyageur qui s’attarde avec plaisir
10 Poète français.
sur la plaine. Car sa Muse à lui, c’est la cavale. Les freins de
la bête flottent, abandonnés. Il semble perdu, peut se croire
égaré. Mais non! L’animal intelligent, doué d’un flair sûr, le
ramène au logis.
C’est ainsi que la Muse, la vraie Muse, se comporte avec
ses élus. Elle les laisse aux bondissements, aux courses
vagabondes, l’esprit soulevé par l’aventure, grisés
d’aspirations de toute sorte et de liberté. Mais elle les
empêche d’errer sans qu’ils ne se retrouvent: la Muse
surveille, conduit, éclaire. Ce n’est plus une maîtresse,
comme dans Musset, qui s’enfuit et ne revient pas; c’est
Minerve, attentive à vos pas, qui souffle la sagesse au milieu
des pires folies.
Dans une autre pièce, le poète savoure la douceur de lire
les vers d’un ami, à la lueur d’un bon feu, cependant que la
bise au dehors fait rage. Enveloppé par la chaleur du foyer et
de cette flamme qui monte de la poésie, il se sent remué, pris
à l’âme. Et ces vers, que chantent-ils? Ce qui nous fuit
chaque jour: les matins lumineux, les rires, les enthousiasmes
juvéniles. Charme double: ils évoquent de douces images et
d’eux s’exhalent les parfums qui rappellent les heures
abolies. Ils suggèrent; ils bercent; ils peuplent la chambre de
mille fantômes au milieu desquels vole et se balance le
spectre lointain des jours heureux.
Plus loin, Fréchette confesse, pour la centième fois, son
amour de la nature, cette fois, servi par une inspiration moins
banale.
J’aime à gravir les monts sauvages, le matin,
À l’heure harmonieuse et pleine de mystère
Où le brouillard des nuits, rafraîchissant la terre,
Perle en bruine d’or au feuillage du thym.
Sa promenade n’est pas solitaire, mélancolique. Nérée
Beauchemin l’accompagne en imagination. Son esprit se
pose sur tout; il goûte la poésie de l’espace, des sons, des
murmures, mais ce qui l’attendrit davantage, c’est le bruit
« d’un timbre argentin ». Alors, il rêve. Au sein de cette
nature, il aime mieux ses amis, il adjure Nérée Beauchemin
de faire entendre à nouveau sa voix afin que cesse le chant
des « vulgaires harmonies ». Et c’est sur le Parnasse qu’il
veut écouter les accents du jeune poète.
Les Amitiés se ferment sur un hommage à un autre poète
canadien: Alfred Garneau11. Fréchette raille le matérialisme
du siècle, se demande pourquoi on s’obstine à chanter à une
époque où l’or est le dieu des esprits, où l’intelligence et la
poésie sont méconnues. Il raconte ses luttes, ses tourments,
et, malgré tout, il s’efforce d’être fidèle à son art. Sa plainte
s’exhale ainsi:
Et si, barde vaincu, parfois je chante encore,
C’est qu’il reste en mon âme une corde sonore...
11 Alfred Garneau (1836-1904), Poésies (1906).






Intimités.
Le poète de l’intimité: il continue celui des Amitiés, il le
prolonge, il se confond même avec l’autre. Louis Fréchette
aurait pu grouper sous le titre d’Amitiés les pièces qui
forment ce recueil. On ne voit pas bien pourquoi il a cru
nécessaire d’ouvrir un autre chapitre.
Ce sont les mêmes thèmes, les mêmes modes, presque les
mêmes expressions. Il nous parle maintenant de son frère
Achille, de mademoiselle Chauveau, de madame Oscar
Dunn, de sa belle-soeur, de madame Victor Beaudry, de
madame Armand Prévost, de madame Cauchon, de sa
femme, etc.
Mais peut-être que, si les deux chapitres n’offrent pas aux
yeux du lecteur des différences sensibles d’inspiration, ne
justifient pas, semble-t-il, des groupements spéciaux, l’auteur
dans son esprit voulait des différences réelles. Comprenons
mieux le poète. Rendons justice à ce sentiment louable et
pudique qui veut qu’une atmosphère de chaleur intime soit
plus profonde, plus secrète et se crée dans une âme à
l’adresse de ceux qui vivent plus immédiatement de sa propre
vie. Comprenons que le poète peut et doit aimer
différemment son frère Achille et M. Théodore Vibert, Mme
Oscar Dunn et Mme Élisa Frank, etc. La similitude de
l’expression, cette variante de nuances que le poète établit
dans les titres et si peu dans les sujets traités, nous a fait
oublier un moment ces différences qu’il juge nécessaires, qui
pour lui existent. Non pas que le poète soit incapable de
sentir dans ses affections des degrés, mais son impuissance à
nous traduire les teintes, les gradations, l’intimité de ce qui
l’émeut nous déçoit. Il demeure, somme toute, même s’il
nous arrive de dire le contraire, le poète des grandes fresques,
encore que, nous le verrons, il y soit au-dessous de ses
ambitions.
Ces Amitiés et ces Intimités nous permettent de mesurer la
capacité de vie intérieure de Louis Fréchette. Elle ne diffère
pas de celle de tout le monde, c’est-à-dire qu’elle est à peu
près nulle. Rien qui saille, qui fasse penser à la violence ou
l’intensité qui s’est emparée de l’âme des grands poètes
éternels, de Victor Hugo, son maître. Nous ne voulons pas
sous-estimer les sentiments familiaux de ce poète. Nous
croyons qu’il a donné à son entourage tout le bonheur, toutes
les joies possibles: bonheur et joies traversés de douleurs
semblables, chagrins supportés en commun. Nous aimons à
supposer qu’entre sa vie et son oeuvre, il y a un départ
certain, qu’il a eu la pudeur de l’esprit et de l’âme. Cela flatte
notre sentiment personnel, car nous n’admettons pas qu’il y
ait intérêt à se livrer entièrement dans une oeuvre. Le grand
attrait pour ceux qui la lisent, c’est de deviner surtout ce
qu’un homme a pensé, senti, souffert. Le mystère sied aux
choses de l’âme. Un homme qui se donne en pâture à la
foule, à ses contemporains, à l’avenir, le doit faire sous le
voile des mots, entouré des mystères de l’art. Les sentiments
s’ennoblissent à nos yeux s’ils se revêtent de quelque
draperie. Nus, violemment exprimés, étalés avec je ne sais
quelle complaisance brutale, ils choquent, ils épuisent leur
parfum; ils empêchent que notre analyse ne se porte sur leur
degré de finesse et de profondeur; ils ont l’air d’objets vidés
de leur secret. L’âme est un royaume de nuances, de teintes,
de désirs, de passions, de félicités, de douleurs, que nous
imaginons baigné d’ombres gardiennes de force et de réserve.
Nous ne prétendons pas jeter un regard indiscret dans la
vie sentimentale du poète des Oiseaux de Neige. Loin de
nous aussi l’idée d’établir une cloison étanche entre l’oeuvre
d’un poète et sa vie propre. De la sorte nous sommes à l’abri
de tout reproche de la part de ceux qui verraient dans notre
interprétation une attaque contre Fréchette, poète de l’âme.
Nous savons que de telles susceptibilités peuvent se donner
carrière: nous déclarons à l’avance qu’il n’entre pas dans
notre dessein d’amorcer à ce sujet une polémique. Par
ailleurs, nous ne sommes pas prêt à affirmer que la vie du
poète n’ait pas influé sur son oeuvre. On sait, on peut
constater que ses oeuvres lyriques sont le reflet de sa
personnalité, l’éclat direct de ses haines et passions
politiques, de son amour pour la France et le passé canadien.
Quelque chose de son âme de père, d’ami, est empreint dans
Les Oiseaux de Neige et Les Fleurs Boréales. N’étant pas
doué d’une grande vie intérieure, toujours d’après ses vers, il
a su médiocrement traduire ses états d’âme. Même les
sentiments qu’il exprima, s’ils ne manquent pas de vérité, de
cette vérité qui existe dans chaque père, amant, ami, ils ne
tranchent pas cependant, ne s’élèvent pas de la zone des
sentiments coutumiers à l’espèce humaine. Il sait aimer,
souffrir, comme la foule que nous coudoyons; il aime, il
souffre parce qu’il est un homme comme les autres, comme
un bon bourgeois dont il avait l’âme, qu’il est resté toute sa
vie, depuis Chicago où il se posait en révolté et d’où il lançait
contre le Canada des diatribes enflammées, jusque dans sa
retraite chez les Sourdes-Muettes de Montréal, où il abritait
sa vieillesse quand la mort vint l’arracher à l’amour des siens.
Non, il n’est pas vain d’écrire ici le mot de bourgeois. Il
aima en bourgeois. Les colères de sa jeunesse ne peuvent
nous le faire oublier. L’histoire nous a assez appris de quelles
révoltes se peut nourrir un bourgeois de lettres. Il fut mêlé
aux luttes de la politique; il a causé du scandale. Malgré cela,
et à cause de cela, il n’a pas eu de vie intérieure très intense:
les sentiments poussés à leur paroxysme explosent rarement
chez lui.
Nous prévoyons une objection, car nous sommes certains
qu’une telle assertion paraîtra discutable aux yeux de ses
amis et même de ses adversaires. Louis Fréchette, par son
action politique et littéraire, a pu donner le change sur sa
véritable nature. Il demeure, à nos yeux, un bourgeois qui
emprunta des allures de révolutionnaire. C’est un
révolutionnaire de cabinet quoiqu’il mît beaucoup de soin à
faire croire qu’il était un pur révolté. Il arrangeait sa tête, ses
gestes, il préparait ses cris; il se jouait la comédie à luimême,
et le plus dupé, c’était lui. Il fut pourtant un moment
sincère dans les manifestations de ses haines politiques, dans
son rôle de député, de grammairien, de disciple de Victor
Hugo. La candeur de son âme était parfois incomparable. Le
jour où chez Carli, sculpteur canadien, il fit exposer dans la
vitrine son buste de plâtre, il crut que Hugo revivait
physiquement en lui. Les railleries de M. Olivar Asselin aux
Débats12 dissipèrent ces trop doux mirages.
Il n’en faut pas douter, c’est un révolutionnaire naïf,
terriblement vaniteux. C’est un révolutionnaire bourgeois qui
aime ses aises, les plaisirs de la table, les banquets, et
possède un hôtel ayant pignon sur la rue Sherbrooke, la rue
aristocratique de Montréal, surtout à l’époque où vivait
Fréchette.

De même que sa poésie politique, la poésie patriotique de
ce poète s’est chargée de bourgeoisisme; les parties de son
oeuvre où il célèbre ses amitiés n’échapperont pas à cette
caractéristique. La politique, sa vie dispersée de journaliste,
la lutte des partis, la chicane des cours de justice, des
campagnes de journaux, rendent difficile le repliement sur
soi. Existence lancée au dehors, captée par les vanités de
l’heure, les émotions du forum et de la tribune. Il vit pour les
autres et non pour lui. Louis Fréchette racontera donc son
histoire sentimentale comme si c’était celle d’un autre,
l’histoire d’un ami qui se serait écoulée sans grands heurts,
sans orages. Il n’apparaît pas qu’une grande passion ait
traversé sa vie. Nous n’avons pas cherché à scruter ce
domaine-là: les portes nous en auraient été fermées. Il est
encore trop tôt pour dévoiler certains mystères, si vraiment
ils ont pu exister. Tout se découvrira plus tard. Les passions
des grands hommes, des poètes illustres deviennent un jour
objet d’histoire littéraire, d’histoire psychologique. Pour
Fréchette, nous ne croyons pas que de telles surprises se
puissent produire. Le Canada n’est pas propice à l’éclosion
des grandes passions. Les hommes y sont aussi faibles que
partout ailleurs; ils sont construits de chair et d’os et le
prouvent, sans doute, aussi souvent que le soleil descend sur
l’horizon ou qu’il y monte. Mais c’est à l’état de fusée, de
flammes violentes, aussitôt éteintes, car la Providence veille.
Puis, la passion, sauf cas exceptionnels, ne rapporte pas;
l’hypocrisie sociale nous donne l’air de gens parfaitement
moraux. On devine bien que je plaisante et que, comme
ailleurs, il existe de grands voluptueux et aussi des passions
qui s’éternisent.
Revenons aux Intimités. Le poète traitera des affections
qui sont toutes proches de lui: ce sera son bréviaire intime.
Ici, il ne s’agit pas d’amitiés célèbres contractées au cours
d’une vie politique ou littéraire. Il ne sera plus question de la
France, du publiciste Théodore Vibert, de M. Paul Vibert, de
la cantatrice Mme Élisa Frank, de ce poète de Provence, M.
L. de Berluc-Pérussis, de cet autre poète, Raoul Bonnery. Il
ne s’occupera pas davantage des artistes canadiens: Mme
Jehin-Prume, M. Calixa Lavallée. Il ne rendra pas hommage
ici à la grandeur, à la beauté de l’Espagne. Pas davantage non
plus, il ne renouvellera l’expression de son admiration à des
poètes tels que Nérée Beauchemin, Alfred Garneau.
Poète de la famille, il nous entretient de son fils qui a
deux ans et il s’épanouit de bonheur devant la grâce de cet
enfant. Quand il est grondé, il penche son visage en larmes.
Mais, comme il a besoin d’affection, il tend vite sa joue à des
baisers. Sa tristesse fond en un instant; il sourit en reprenant
son babil de petit oiseau. La tendresse appelle la tendresse.
Le père s’émeut et comme il est très sensible, les pleurs
montent à ses yeux. Ce sentiment se renforce d’un autre: le
chrétien se réveille dans le père. Il remercie Dieu d’avoir créé
la famille. Il y a de la vérité dans ce petit sonnet, une effusion
sincère et touchante. On aimerait que l’expression soit plus
surveillée, le sonnet moins rempli d’épithètes qui n’ajoutent
aucune délicatesse au sentiment qu’il veut rendre. Est-ce là
de la poésie? On peut se le demander à juste titre. On ne voit
pas bien comment Fréchette, pour exprimer en prose son
amour paternel, aurait pu s’y prendre autrement. C’est
strictement de la prose rimée. Comme nous sommes loin de
Hugo, parfait poète de l’enfance!
Avec son frère Achille, il revivra sa vie; il en énumérera
les étapes successives, douloureuses, gaies, orageuses ou
calmes. Il repassera dans les chemins parcourus, semblable à
« un vieillard penché sur son bâton qui tremble ».
Grâce à l’affection de son frère Achille, à ses
encouragements, à ses consolations, il n’a point perdu
confiance dans sa destinée. Ils ne se sont jamais séparés. Le
poète ne peut dire tout ce qu’il doit à ce frère aimé. Il est saisi
de tristesse à la pensée qu’il lui faudra dire adieu, peut-être
demain. Comme ce n’est pas à la séparation finale que pense
Louis Fréchette, il s’enchante à la joie de vivre le moment
actuel. Que le passé meure, pourvu que l’avenir en soit
l’écho! Alors, l’oubli des souffrances se fera vite. Sa foi en la
vie a déjà résisté à beaucoup de tempêtes. Il ne sent pas son
courage abattu après une existence déjà chargée d’aventures
et d’épreuves. Il bénit Dieu de leur avoir donné à son frère et
à lui, deux âmes pareilles et un même sang.
C’est ainsi qu’il mêle à sa croyance en la bonté des choses
et de certains hommes la gratitude de son coeur de chrétien.
Il l’est constamment demeuré. Dans les derniers temps de sa
vie une conversation avec M. David, son ami, nous renseigne
d’une façon très exacte sur l’état de sa pensée qui fut toujours
secrètement religieuse.
Dans une autre pièce, le rêve d’une jeune fille l’arrête,
sollicite sa sympathie. Elle l’attendrira comme Hugo se
laissait émouvoir devant deux yeux de femme qui se lèvent
au ciel, chargés de rêverie. Il tend à pénétrer le secret d’une si
belle mélancolie. Il interroge, il l’interroge et répond pour
elle. Serait-ce l’image qui fuit de quelque bonheur? Ces
regards perdus sur l’horizon pourraient le faire croire.
Il observe son attitude, ses gestes qui traduisent les phases
de la mélancolie féminine: au piano où elle semble sans
pensée, elle laisse errer ses doigts sur les notes d’ivoire. Quel
rêve hante ce front?
Elle songe aux disparus, aux êtres qu’elle aima, qui sont
partis pour l’ultime voyage. Elle consent mal à vivre sans eux
et puisqu’ils ne peuvent pas revenir, elle ira les visiter en
rêve. Qu’importe cette séparation! Si douloureuse soit-elle,
toute communication d’âme n’est pas impossible. Il
s’échange des conversations, de chers entretiens entre le ciel
et la terre.
Nous vivons dans un monde où presque tout s’oublie;
Mais il reste toujours quelque chaînon qui lie
Les anges de là-haut aux anges d’ici-bas!
Émotion religieuse; communion des vivants et des morts.
Louis Fréchette, répétons-le, est un poète religieux. Et sa
religiosité, mieux son inspiration religieuse, baigne autant sa
poésie lyrique, nationale, que sa poésie intime. Mais il ne
sera jamais empêché de goûter, chez les humains, la beauté
de vivre. Il la chantera à maintes reprises dans des vers qui ne
sont point trop mauvais. Écoutons-le parler de sa cousine, de
son charme juvénile:
Cousine, j’aime à voir vos dents blanches;
J’aime entendre éclater votre rire mutin:
Jamais son plus joyeux, timbre plus argentin
N’ont encor résonné sur des lèvres plus franches.
Elle est semblable à l’oiseau, aussi heureuse, aussi légère,
aussi chantante que lui. Sa bouche laisse tomber des hymnes;
son front et ses yeux resplendissent de bonheur.
Puis, il accompagne ce portrait de la jeune fille de
réflexions sur le bonheur, cherché partout ici-bas, et que l’on
s’efforce de dérober au ciel.
« Rose du paradis que tout homme a rêvée! » Mais quelle
poursuite mystérieuse, souvent inutile! Quel mystère qui ne
se laisse pas découvrir. L’âme humaine s’épuise dans cet élan
vers lui: c’est un sommet inaccessible.
Eh! bien, cette joie rare que tous voudraient cueillir, mais
en vain, cette cousine la possède et elle en est enivrée,
embellie. Ce sont, disons-le, des inspirations assez banales si
l’on veut, mais qui ne sont pas dépourvues d’une certaine
grâce. Il n’y a pas là un grand effort d’art, mais une
simplicité aimable. Un puriste jetterait les hauts cris en
présence de certains mots employés dans une acception trop
locale. L’intérêt, si mince soit-il, n’est pas étranger à ces
petits morceaux de poésie. Ce bégaiement de poète primitif,
cette sensibilité d’une race qui, pour la première fois, cherche
à s’exprimer nous retiennent s’ils ne nous charment pas.
Crémazie n’avait guère, si ce n’est dans ses lettres et son
journal, cherché à creuser ses sentiments personnels, à nous
les raconter en vers. Fréchette le tente et c’est heureux qu’il
l’ait fait. C’est aussi bien inoffensif.
Sa sensibilité s’élargit, devient profonde quand elle est
touchée par la mort. Le poète se recueille. Son émotion coule
à travers ses mots, les pénètre. Il sent avec quelque force. Il
est mélancolique et déchiré.
Oui, je suis revenu sous la fenêtre aimée,
Dérobée à moitié sous les grands arbres verts,
Où, pour ouïr du soir les murmures divers,
Vous penchiez si souvent votre tête charmée!
La nature insensible aux douleurs des hommes poursuit sa
fête de toujours. Les oiseaux chantent, les fleurs exhalent
leurs parfums. Il note, il décrit, il nous entraîne au milieu des
joies de la terre. Les impressions physiques se joignent au
sentiment moral. La peinture de ce qui l’entoure renforce
l’impression de tristesse, d’accablement qui pèse sur lui.
Et cependant, malgré ces splendeurs réunies,
Ces rayons, ces parfums, ces fleurs, ces harmonies,
Le deuil planait partout, car vous n’étiez pas là!
Sa belle-soeur, entourée de ses enfants, lui servira de
prétexte à chanter la beauté de la mère et la noblesse de son
rôle. Il moralise pour les familles. Comme les poètes moraux,
il dira la fierté du front de celle qui donne des enfants à la
patrie. Il ne voit rien de comparable en majesté à ce reflet qui
brille sur le front de la mère.
Ailleurs, il regrettera le départ d’une femme qui était
l’ornement de la société où il fréquentait. Ce lui est encore
prétexte à faire des vers. Il sait le pouvoir d’attirance que
peuvent exercer les pays de soleil, les pays glorieux sur les
esprits et les âmes. Mais cette amie ne rencontrera pas
ailleurs la sympathie dont elle est l’objet chez ses amis du
Canada. Voilà, certes, des naïvetés fort louables:
Mais ici l’on soupire à votre cher nom d’ange:
Nos climats sont plus froids, mais nos coeurs plus aimants
Sa fantaisie court, vole, s’attarde à de petites choses. Elle
s’alimente de tout, elle ne sacrifie pas assez. Ce genre de
poésie devient fatigant, puéril, si on ne glisse pas sur certains
sentiments d’un ordre trop intime.
Mais voici une pièce qui échappera à notre critique. Elle
est vibrante de sensibilité romantique.
Je possède un bouquet de pauvres fleurs fanées,
Que je garde, jaloux, comme on garde un trésor.
Car dans ce cher débris je crois trouver encor
Le parfum de la main qui me les a données.
Il s’attendrit, il verse des larmes. Ces fleurs s’animent,
quoique fanées. Tout son passé lui remonte au coeur. Elles
sont flétries, ces fleurs!
N’importe je vous aime. Ô reliques bénies!
Restez là sur mon coeur; et mes lèvres ternies
Vous presseront encor dans mon dernier sommeil.
Plus loin, il sait trouver des mots qui viennent du coeur
lorsqu’il parle de sa femme. Il refait l’histoire de ses voyages,
de son exil, de ses déceptions, de tout ce qu’il a souffert.
Et de tout ce qu’on peut endurer sans mourir
Mon coeur a bien des fois mesuré l’étendue.
Il ne se défend pas du pessimisme mis à la mode par les
romantiques. Il croit à la fatalité, à la destinée qui l’accable
de ses coups. S’il n’est pas demeuré anéanti sous la douleur,
c’est que l’Espérance lui tendait les bras.
Maintenant qu’il a souffert et vieilli, l’étoile qui le guide,
c’est sa femme. Qu’importe s’il a été malheureux, puisqu’il
possède un bonheur qui ne lui sera pas ravi. Très bien!
Les Amitiés s’achèvent par une épître à tous ses sonnets
qu’il compare à des petits oiseaux soulevés par le caprice du
vent. Il soutient cette comparaison avec assez de charme. Il
les invite à la hardiesse, malgré des déceptions probables; il
leur montre l’infini, l’azur; il leur découvre l’univers. Et il
termine ainsi:
La pelouse a des tons plus verts après l’averse;
Et l’azur vif où nul nuage ne se berce
Ne sait pas refléter les rayons du soleil.






La Légende d’un Peuple (1888)
La Légende d’un Peuple, c’est une tentative d’épopée
nationale. Série de tableaux qui passent devant nos yeux,
présentent l’essentiel du drame historique où l’on vit deux
grands peuples se disputer la possession du sol canadien.
C’est l’évocation de ce qui s’y est accompli avant la conquête
anglaise, et cela s’achève par le récit du désastre français sur
les plaines de Québec et de Montréal. Le passé glorieux des
Français qui fondèrent le Canada, les prodiges qui éclairent
ce moment de leur histoire, Fréchette tâche de leur redonner
vie nouvelle, une vie recréée par le lyrisme. Sans doute, ces
figures dont il retrace le profil vivaient déjà par elles-mêmes,
à peine couvertes sous la poussière du temps. Dans l’éternité
de la légende, elles se lèvent comme une création; elles se
meuvent à travers la beauté des paysages, la splendeur d’une
nature unique. Paysages et nature que la magie du souvenir,
le rêve écrit des missionnaires et des voyageurs, l’éloquence
des orateurs a rendus sublimes dans l’imagination des
hommes. Pour peupler son poème, Fréchette les arrache à la
cendre de l’histoire, s’efforce de leur prêter une existence
actuelle. Il ne tente rien moins que de ressusciter un monde:
celui des saints et des fondateurs. Le trait particulier qui leur
communique une unité frémissante, c’est l’héroïsme. D’une
telle matière un ouvrier de génie eut tiré un monument simple
et grand à la fois. Fréchette n’a conféré à ces faits et gestes,
pouvant constituer une sorte de Chanson de Roland
canadienne, qu’une réalité poétique, selon nous,
approximative. Sauf l’intensité patriotique dont il est animé,
et si nous mettons à part quelques morceaux réussis, force
nous est de reconnaître l’imperfection de cette oeuvre. Nous
ne sommes pas fermés, certes, à un lyrisme qui déborde
d’amour pour la patrie, plane comme un oiseau ivre à travers
les larges horizons canadiens; nous sentons ce poète plein de
chaleur, mais l’expression ne sauve que rarement la brutalité
des sentiments qu’il exprime, ce qu’ils ont de trop voisin de
l’instinct pur. Néanmoins cette oeuvre, malgré des défauts
évidents, porte le reflet de la beauté des choses primitives. Et
nous devons lui être reconnaissants de l’effort qu’il a tenté.
Jules Claretie, dans la préface à La Légende d’un Peuple,
écrit: « Voilà une oeuvre de poésie d’une valeur toute
spéciale; c’est une page d’histoire qui est en même temps une
oeuvre inspirée ». Plus loin: « Ce noble volume n’est pas un
banal recueil de vers qui peut se faire en une saison; ce livre
est un de ceux qui ajoutent une ligne, un chapitre à une
histoire littéraire ». Retenons ce témoignage flatteur. En
étudiant d’un peu près La Légende d’un Peuple, on verra
qu’il était, à certains titres, mérité.
Fréchette dédie son livre à la France.
À la France
« Mère, je ne suis pas de ceux qui ont eu le bonheur de
dormir bercés sur tes genoux.
« Ce sont de bien lointains échos qui m’ont familiarisé
avec ton nom et ta gloire.
« Ta belle langue, j’ai appris à la balbutier loin de toi.
« J’ose cependant, aujourd’hui, apporter une nouvelle
page héroïque à ton histoire déjà si belle et si chevaleresque.
« Cette page est écrite plus avec le coeur qu’avec la
plume.
« Je ne te demande pas, en retour, un embrassement
maternel pour ton enfant, hélas! oublié.
« Mais permets-lui au moins de baiser, avec
attendrissement et fierté, le bas de cette robe glorieuse qu’il
aurait tant aimé voir flotter auprès de son berceau. »
De tels accents valent par leur sincérité: ils n’ont rien de
factice et d’apprêté, car pour la France notre poète est
toujours sincère dans l’aveu de ses sentiments d’admiration.
Même lorsqu’il est le plus déclamatoire, on sent une tristesse
réelle et du regret. En contemplant cette merveille d’épopée
coloniale, il y a bien, en effet, pour un coeur aussi français
que le sien, de la mélancolie à considérer que les descendants
des premiers colons étaient destinés à une autre vie
intellectuelle, sociale et politique que celle de maintenant. De
sang latin, ils reçoivent désormais une empreinte anglosaxonne.
Du moins, chez les Canadiens de l’époque de
Fréchette, cette mélancolie perçait à travers les discours, les
entretiens, la presse et la littérature. Un chant canadien (Jadis
la France sur nos bords, etc.), chant devenu national,
exprime cette mélancolie de déracinés, jetés loin des terres
natales, et qui réclament énergiquement le droit de parler
français, de vivre sur des souvenirs qui forment le fonds d’un
héritage sacré. Sans doute, les Canadiens sont liés dorénavant
à des intérêts d’un autre ordre, mais non moins puissants, et
c’est folie de s’enliser dans un souvenir. Chez quelques-uns
cette folie, surtout à l’époque de Fréchette, durait encore; elle
était naturelle à ces fils séparés de la France; elle était, pour
ainsi dire, leur respiration choisie. La chanson canadienne, où
s’adorne, telle une rose, le sentiment français, s’élève encore
des rives laurentiennes. Elle enferme beaucoup de foi et
d’amour et se termine par un: « Vive la France! ».
Aujourd’hui ce sentiment, quoique toujours existant, a
évolué. On s’est incliné devant les faits, sauf chez quelques
rares fidèles dont le sentiment prime l’habile raison. Mais,
disons-le, puisque cela s’accorde avec le réalisme historique,
il serait déraisonnable au plus haut point de dédaigner les
sérieuses raisons qui ont converti au modus vivendi actuel la
majorité des Canadiens de naissance française. Ce serait un
aveuglement bien dérisoire que de se refuser à saluer la
liberté que les vainqueurs de 1763 ont fini par concéder au
Canada.
La chanson française retentit toujours aux jours de fête. À
la campagne, si conservatrice des choses d’autrefois, on la
surprend parfois sur les lèvres des jeunes paysans qui
reviennent des champs, à la tombée de la nuit. Cette cantilène
d’espoir, de fidélité émouvante, vibre, s’étend dans le ciel
pour aller ensuite se mêler au frisson des orges, ou mourir sur
les plaines retournées.
Jadis, aux premiers temps de la colonie, les réjouissances
nationales, les fêtes, les noces de village, les repas d’amis se
terminaient souvent par des chansons où se trouvait le nom
de la France. En écoutant ces chansons, les vierges
tremblantes et émues souriaient à leurs fiancés. Et c’est ainsi
que les chants de France collaborèrent à la sensibilité
canadienne. Ce mot de France était en eux: ils l’ont légué aux
générations actuelles. Est-ce bien vrai, et n’est-ce pas trop
joli? Le certain, c’est qu’à un souvenir, encore vivace du
passé, est venu se joindre l’apport d’une autre vie.
Louis Fréchette voulut donc écrire une sorte de Chanson
de Roland qui serait canadienne, qui refléterait à la fois les
idées, les moeurs et la vie en général. Il l’intitula: « La
Légende d’un Peuple », titre évidemment inspiré de La
Légende des Siècles de Victor Hugo. Mais c’est ici un monde
nouveau qu’il s’apprête à faire entrer dans le domaine de la
poésie. Il ne s’agira pas d’Ulysse, de Télémaque, de
Charlemagne, de quelques héros mythologiques ou
moyenâgeux, etc., mais de personnages qui sont plus près de
nous. Fréchette va s’employer à annexer l’Amérique ou du
moins le Canada à la littérature, à la poésie. On ne s’en était
pas encore soucié en poésie, à l’exception de Crémazie, mais
ce poète malheureux n’avait pas eu le temps de réaliser ses
projets: la mauvaise fortune l’avait exilé sur un rivage
lointain où il s’enveloppa de silence douloureux et désespéré.
Fréchette reprendra l’oeuvre rêvée par son maître et
s’efforcera de nous donner un monument poétique dans
lequel vivront à jamais nos héros et nos saints.
En préambule au Canada chanté, il nous représentera
l’Amérique comme une terre promise, un univers vierge,
devant introduire du sang neuf dans les veines de la vieille
Europe, lasse, meurtrie dans ses sources vitales, rendue de
sacrifices, d’efforts, d’oeuvres parfaites. L’Amérique! Elle
est un continent qui se dévoile, et le monde occidental y
viendra scruter le secret de cet inconnu. Colomb, génie
ignoré des hommes de son temps et à qui il faudrait élever
des autels,
... fit surgir le nouveau monde
Pour rajeunir le monde ancien.
Un saint délire transporte le poète; il se perd dans un flux
de paroles et de phrases; l’hyperbole vient au secours de sa
pensée, la réchauffe, la magnifie. S’interdisant toute
simplicité devant la nature canadienne, il prend une allure de
prophète, annonçant à l’humanité des prodiges et des
triomphes « sur des peuplades qui sont assises à l’ombre de la
mort ». Il arrange son décor comme s’il s’agissait d’un
théâtre, car il nous veut faire assister à des scènes inouïes. Le
Hugo décoratif, ce qu’il en peut assimiler, est passé là. Avec
des couleurs sombres, il peint le genre humain ébranlant
les vastes assises
du monde mal équilibré,
Le heurt des doctrines en conflit, la Réforme instaurant
dans le monde des idées les méthodes d’examen; la fièvre
idéologique d’une époque qui, remettant toutes les questions
morales sur le tapis, tentaient de résoudre les plus difficiles
problèmes à la clarté des découvertes récentes. Quelle riche
matière! Fréchette la soumet à l’antithèse hugolesque qu’il
force en lui faisant dépasser les bornes de la vision concrète.
Il transfigure les choses; il « grésille » de romantisme.
Il envisage l’histoire sous un aspect sommaire. En effet,
montrer l’humanité qui, au seizième siècle, s’avance vers
l’abîme, c’est là une inspiration de collégien. La présenter
mourante des excès du moyen âge, ce n’est pas faire de
l’histoire véridique, si c’est adopter la conception historique
de Michelet.
Par ailleurs, il voit bien la trame des grands événements
qui préludent à l’âge moderne; il comprend cette époque de
transition et de fermentation généreuse. La découverte de
l’Amérique est un fait remarquable, gros de conséquences. Il
a raison de le souligner.
Le mysticisme baigne, à coup sûr, la poésie de ce poète.
L’Amérique, le Canada sont appelés à régénérer le monde.
On sourit devant cette illusion, illusion d’un messianisme
canadien. Fréchette est si pénétré par la lecture des
romantiques qu’il en arrive à croire à un Canada christ des
nations, comme Michelet voulait que la France le fût pour
l’humanité. Amérique! Europe! Deux mondes différents,
séparés par l’espace, un esprit étranger l’un à l’autre, malgré
les influences réciproques qui les ont pénétrés. Et quelle
déclamation ressassée que celle d’une Europe entrée dans la
décadence! N’en usait-on pas déjà au XVIIe siècle chez les
esprits chagrins? Le Nouveau Monde aura bien assez de
peine à exister. Il est vain de penser qu’il puisse régénérer
des races vieillies. Qu’il grandisse d’abord! Il sera certes un
continent qui comptera dans l’avenir. Domaine neuf qui, dans
le jeu social, politique, religieux, apportera avec le temps, des
usages inconnus de civilisation et de culture. L’humanité,
faut-il le dire? ne marchait pas à l’abîme lors de sa
découverte. Elle allait assister plutôt à la naissance de
mondes nouveaux et très loin, chez des peuplades sauvages,
leur imposer, pour discipliner le chaos, des méthodes
civilisatrices.
Mais quel salut à la terre nouvelle! Il vaut qu’on s’y
arrête.
Amérique! -Salut à toi, beau ciel natal!
Toi, la reine et l’orgueil du ciel occidental!
Toi qui, comme Vénus, montas du sein de l’onde,
Et du poids de ta conque équilibras le monde.
.................................................................
Que de grands buts atteints, d’horizons élargis,
De chemins parcourus, depuis que tu surgis,
Terre radieuse et féconde,
Au bout des vastes mers comme un soleil levant,
Et que ton aile immense, ouverte dans le vent,
Doubla l’envergure du monde!
Et voici des vers qui décèlent un hugotisme flagrant. Il
s’agit toujours de l’Amérique.
Quand, le front couronné de tes arbres géants,
Vierge, tu secouais au bord des océans,
Ton voile aux plis baignés de lueurs diaphanes;
Quand drapés dans leurs flots de flottantes lianes,
Tes grands bois ténébreux, tout pleins d’oiseaux
/ chanteurs
Imprégnèrent les vents de leurs âcres senteurs:
Quand ton mouvant réseau d’aurores boréales
Révéla les splendeurs de tes nuits idéales;
Quand tes fleuves sans fin, tes monts aux fiers sommets
Si sauvages jadis et si beaux désormais,
Déployèrent au loin leurs guirlandes infinies,
Niagaras grondants! Blondes Californies!
Amérique! au contact de ta jeune beauté,
On sentit reverdir la vieille humanité!
Car ce ne fut pas tant vers des rives nouvelles,
Que l’austère Colomb guida ses caravelles
Que vers un port tranquille où tout le genre humain
Avec fraternité pût se donner la main;
Un port où chacun pût, sans remords et sans crainte,
Vivre libre au soleil de la liberté sainte!
Malgré un certain prosaïsme, ces vers ne manquent pas de
souffle. On y peut trouver un goût accusé du décor, à coup
sûr le sens décoratif, une abondance verbale issue de la veine
romantique. Le poète entasse des images; il s’y applique. Je
vois l’Amérique comparée à une vierge dont le front serait
couronné d’arbres géants. Et cette image n’a rien de très
beau; elle choque plutôt. Comme nous, vous avez noté la
multiplicité des épithètes; il en est à chaque vers: arbres
géants; lueurs diaphanes; flottantes lianes; bois ténébreux;
oiseaux chanteurs; âcres senteurs; nuits idéales; grandeurs
infinies; jeune beauté; vieille humanité; liberté sainte. Ces
épithètes se trouvent à la rime; elles sont là pour la rime.
Elles viennent naturellement sous la plume et sur les lèvres.
N’importe, les notations rendent le paysage que le poète veut
décrire. Le sens de la vision ne lui est pas complètement
étranger; il aperçoit et fixe souvent les choses avec une
fidélité de photographe. Des extraits de son oeuvre
formeraient de petits tableaux où l’on reconnaîtrait que
chaque objet est à sa place vraie. De Colomb à Riel, Louis
Fréchette brosse des esquisses de la nature canadienne. Cette
nature sauvage, sillonnée de lacs et de fleuves, constitue un
endroit type pour situer une oeuvre romantique. Des solitudes
désordonnées, livrées à toutes les spontanéités d’un sol vierge
semblent, en effet, comme le rêve éclos de la nature
romantique.
Sa qualité de visuel, il nous la fait entrevoir dans des vers
comme ceux-ci:
L’inconnu trônait là dans sa grandeur première.
Splendide, et tacheté d’ombres et de lumière.
Comme un reptile immense au soleil engourdi,
Le vieux Meschacébé, vierge encore de servage,
Déployait ses anneaux de rivage en rivage
Jusques aux golfes du Midi.
Cette strophe est belle. Elle a de l’ampleur, de l’harmonie
qu’elle tire des mots et des objets évoqués.
Ce vieux Meschacébé a vu se pencher sur lui des visages
exaltés. C’est sur ses rives qu’a pris naissance le romantisme
de Chateaubriand qui y est venu, si nous devons l’en croire;
son Voyage en Amérique lui a été inspiré le jour où il traversa
ce pays. Là, plus qu’ailleurs, Victor Hugo aurait trouvé une
illustration des principes de son esthétique. Il existe peu
d’endroits au monde où l’admiration d’une nature non
policée satisferait aussi complètement ceux qui ne veulent en
art ni méthodes, ni règles.
Il y a, dans la pièce du début de La Légende d’un Peuple,
des qualités de vision. La figure des choses lui apparaît sous
des formes pompeuses; les mots pour les dire veulent être
nombreux, colorés. Il y a là un souci d’éloquence manifeste.
Les choses, il les voit d’après des notions cristallisées dans
son cerveau, de façon imaginaire aussi. Il tâche de nous
rendre sensible ce spectacle d’une Europe, prise de curiosité,
à la nouvelle de l’existence d’un monde qui vient d’être
découvert. Les images affluent, se pressent, émiettent sa
pensée admirative. Rien n’est moins chauviniste d’abord
qu’une telle ferveur! Elle porte sur un objet supérieur aux
contingences, à des querelles de partis ou de clochers. Les
patries, les familles terrestres, l’humanité entière sont
émerveillées par cette découverte d’un continent nouveau. La
notion du connu s’agrandit; on va tabler sur l’infini.
Cependant, à côté de ces intérêts universels, un patriotisme
américain trouve à s’épandre en effusions.
Cela continue sur le mode lyrique. L’alexandrin roule à
travers « des bois ténébreux tout pleins d’oiseaux
chanteurs »; le poète encadre de verbes fastueux ce qu’il
appelle la Vierge-Amérique, qui offre à l’initiative de
l’Européen les trésors encore inexploités de ses richesses.
Bois, aurores boréales, nuits splendides, non encore ternies
par des rêves malsains, ni souillées du vice des hommes, et
les monts et les fleuves dont il veut dire les grandeurs avec
extase.
C’est plus qu’un rêve, l’Amérique est là! L’Amérique
existe!
Grâce à Christophe Colomb, nous pénétrons dans
l’inconnu. Fréchette s’émerveille, ne tarit pas d’admiration. Il
s’attendrit sur ces infortunes, toujours réservées, dit-il, aux
créateurs parce que, sans doute, il y a un abîme entre
l’intuition de ces génies et celle du commun des mortels.
L’action du découvreur génois parmi les hommes, il suffit de
la signaler. C’est là encore une des meilleures manières de
rendre hommages à sa grandeur. Fréchette place Colomb au
premier rang des « révélateurs du globe », dans la plus haute
gloire, présidant encore aux gestations de l’Amérique.
Tous les peuples alors t’appelleront: « Ma soeur ».
Et tu les sauveras! car déjà le penseur
Voit en toi l’ardente fournaise
Où bouillonne le flot qui doit tout assainir.
L’auguste et saint creuset où du saint avenir
S’élabore l’âpre genèse.
Voilà la destinée de l’Amérique entrevue, prédite par ces
quelques vers. Touchant à un problème qui passionne la
pensée actuelle, le poète semble croire que la question sociale
sera résolue par l’Amérique. En elle réside ce qu’il appelle
« le saint avenir ». D’après lui, elle fera apparaître des âmes
lumineuses, héroïques, d’où naîtront les actions magnifiques,
libératrices de toutes les servitudes. Cette illusion du poète
est-elle autre chose qu’une chute d’antithèses pour un thème
sur lequel il lui plaît de broder? Oui, car la conception qu’il
caressait d’une société idéale était orientée vers l’avenir. Il
rêve à ce futur où l’âge d’or cessant d’être une fiction de
l’esprit revêtira une réalité saisissable, bienfaisante. Lui
aussi, il est dans l’attente des « fruits d’or arrachés à l’arbre
de vie ». Rêve très généreux, rêve mystique. Cela ne va pas
sans une espèce d’éblouissement qui aveugle le poète. Son
fougueux Pégase s’est lancé dans le dixième ciel: c’est,
véritablement, son « Plein Ciel ».
Dans cette pièce liminaire à la gloire de l’Amérique,
Fréchette en arrive à localiser, si je puis ainsi dire, son
admiration; elle ne porte plus sur les espaces presque sans
limites: elle se nationalise. C’est à l’histoire de son pays qu’il
va s’attacher maintenant. L’amour et l’admiration dominent
dans cette page où il s’est efforcé de ramasser les motifs les
plus impérieux de son exaltation. La formule lyrique semble
appropriée pour contenir les effusions sentimentales dont il
déborde. Tout est pur dans cette émotion: l’âme, la race, les
chansons qui forment le langage des habitants. C’est un
thème jaillissant d’impressions et de mots. La même idée se
répète, s’ouvre à la manière d’un éventail dont toutes les
parties offriraient de l’unité. Les mots sont pourtant vite
épuisés, surtout ceux qu’envahit l’extase patriotique. Paroles
décousues, mais intenses. Ici, reconnaissons-le, les fortes
émotions présentent quelque chose de simpliste et parfois de
fruste.
Le poète ne veut pas croire que les peuples heureux n’ont
pas d’histoire! Et il s’écrie:
Ô notre histoire! -écrin de perles ignorées!
Je baise avec amour tes pages vénérées.
Ô registre immortel, poème éblouissant
Que la France écrivit du plus pur de son sang!
Drame ininterrompu, bulletins pittoresques.
De hauts faits surhumains récits chevaleresques,
Annales de géants, archives où l’on voit,
À chacun des feuillets qui tournent sous le doigt,
Resplendir d’un éclat sévère ou sympathique
Quelque nom de héros ou d’héroïne antique!
Où l’on voit s’embrasser et se donner la main
Les vaillants de la veille et ceux du lendemain;
Où le glaive et la croix, la charrue et le livre,
-Tout ce qui fonde joint à tout ce qui délivre,
Brillent, vivant trophée où l’on croit voir s’unir
Aux gloires d’autrefois celles de l’avenir.
Il sera l’historien-poète de cette histoire, et comme elle
touche à l’humanité, qu’elle est une chose unique, mal
apprise, peut-être dédaignée, il lui consacre des pages
ruisselantes de ferveur.
L’existence d’une « marche » française-canadienne, cette
bataille pour une vie morale, politique, économique qui sera
celle des descendants des premiers colons, voilà une matière
féconde en inspirations poétiques. En effet, quel beau
fragment d’un poème inachevé
Que la France écrivit du plus pur de son sang.
et quelles sources de regrets!
Maurice Barrès parla naguère du « miracle canadien ». Ce
n’est pas un mot vain. Par la résistance qu’offrent à
l’assimilation les hommes de notre sol, leur activité
quotidienne, une langue restée française, tout un fonds de
souvenirs sous-jacents dans la mémoire et l’âme, ce miracle
de trois siècles étonne le voyageur et l’historien.
Fréchette refait, étape par étape, notre histoire. Il se
montre assez ingénieux en disposant ses tableaux d’histoire
poétique, ainsi qu’il le fait. Après L’Invocation à l’Amérique,
Ante Lucem, La Renaissance, vient Saint-Malo qui aura
comme pendant Le Saint-Laurent. L’antithèse qui abonde
dans cette poésie de La Légende d’un Peuple existe
également dans la disposition des titres.
La Légende d’un Peuple, offre un tableau complet des
vertus tragiques et intimes de ces créateurs du sol
d’Amérique. Vertus françaises de l’époque qui a fourni tant
de découvreurs, allant à la recherche de continents nouveaux,
laissant de leur passage, quand ils ne s’y fixaient pas, un
souvenir bienfaisant. Cet héritage-là n’a pas été dilapidé; il a
été transmis aux héritiers des colonisateurs, lesquels
perpétuent des traditions vénérables. Mais le présent n’a pas
d’histoire, le poète ne s’y attarde pas plus que de raison. Il
s’attache particulièrement aux héros, aux morts. Il veut
épuiser les leçons de force physique et morale que leurs actes
nous proposent. Il désire peindre de couleurs dramatiques les
péripéties de ce drame colonial. Il semble, en effet, que ce
soit le récit fabuleux d’un pays unique, peuplé de
surhommes. Toutes les actions d’éclat sont engendrées par
l’orgueil racial, une volonté de puissance qui grandit les
rôles. Rien n’est moins vulgaire: vivre en beauté, en force, et
dans toute l’acception des mots, sans que les théories y
influent, voilà bien la vocation des premiers Canadiens.
L’atmosphère commune aux âmes de ce temps-là, c’est
l’abnégation. Aussi bien on ne s’étonne pas de les voir
accomplir des actes prodigieux. Pour trouver un terme de
comparaison, juste à ses yeux, Fréchette puise aux annales du
monde grec et romain. Mais les dieux ont été remplacés par
le Dieu unique. C’est par un décret providentiel que les
martyrs, les vierges jaillissent de la terre canadienne. La croix
préside à cette transformation de la forêt en terre cultivée; la
charrue civilisatrice entr’ouvre la plaine qui va se couvrir de
moissons, donner du pain à la petite colonie naissante. Un
idéal et du pain! En voilà assez pour enfanter des hameaux,
des villes!
N’est-ce pas aller trop vite? Fréchette marque l’apport
originaire de la France à cette création d’un peuple. Pour
cette action collective d’héroïsme, il convenait d’établir une
hiérarchie. Il nous présente Cartier avant son départ. Nous
sommes à Saint-Malo. Saint-Malo! Voilà une terre, des flots,
qui ont une histoire intéressant à plus d’un titre le Canadien,
poète ou non. Ce sera une description de la mer en deux ou
trois lignes, et de la fête de la nature en mai.
La houle vient lécher
Les sables de la grève et le pied du rocher
Où Saint-Malo, qu’un bloc de sombres tours crénelle,
Semble veiller, debout comme une sentinelle.
Sur les grands plateaux verts, l’air est tout embaumé
Des arômes nouveaux que le souffle de Mai
Mêle à l’âcre senteur des pins et des mélèzes,
Qu’on voit dans le lointain penchés sur les falaises.
Le soleil verse un flot de rayons printaniers
Sur les toits de la ville et sur les blancs huniers
Qui s’ouvrent dans le port, prêts à quitter la côte.
Jour qui date! Jour de la Pentecôte! La cathédrale
s’illumine de cierges. Groupés dans la nef, Cartier et ses
marins reçoivent la bénédiction de l’évêque avant de s’en
aller à la découverte du Canada.
Un homme au front serein, au port ferme et vaillant,
Calme comme un héros, fier comme un Castillan,
L’allure mâle et l’oeil avide d’aventure
Domine chacun d’eux par sa haute stature
C’est Cartier, c’est le chef par la France indiqué.
La foule, présente à cette cérémonie, fait retentir les
voûtes de l’église du Veni Creator.
Le poète interrompt son récit pour nous narrer la ferveur
de ces chants, l’émotion qui soulevait les assistants, la foi où
venaient s’embraser les âmes et les esprits.
Ô mon pays, ce fut dans cette aube de gloire
Que s’ouvrit le premier feuillet de ton histoire!
Les voyageurs partis sur la mer, sont assaillis par la
tempête, l’angoisse, le doute. Puis, un jour:
« Terre! » cria la voix d’un mousse au haut des mâts.
C’était le Canada mystérieux et sombre,
Sol plein d’horreur tragique et de secrets sans nombre
Avec ses bois épais et ses rochers géants,
Émergeant tout à coup du lit des océans.
Ces vers, et les suivants, sont de belle venue. Ils
contiennent de l’observation vraie, un don d’imaginer qui se
tient près de la vérité, qui s’en éloigne aussi. Le bois, les
forêts, le mystère effrayant des solitudes, sont évoqués avec
netteté. Lisons encore:
Quels êtres inconnus, quels terribles fantômes,
De ces forêts sans fin hantent les vastes dômes,
Et peuplent de ces monts les repaires ombreux!
L’effroi, les vagues menaces planant au-dessus de cette
terre primitive nous sont précisés. Un génie dangereux rôde,
emplit l’écho de son bruissement, quelquefois se tait et, grâce
au silence complice, achève son oeuvre de mort.
Quel génie effrayant, quel cerbère hideux,
Va, louche Adamastor, de ces eaux diaphanes,
Surgir pour en fermer l’entrée à ces profanes?
La gent terrible, la bête fauve, on la voit marcher: elle est
chez elle au milieu de ce paysage inculte.
Aux torrides rayons d’un soleil aveuglant,
Le cannibale est là, peut-être, l’oeil sanglant,
Comme un tigre embusqué derrière cette roche
Qui guette, sombre et nu, l’imprudent qui s’approche.
Point de guides! Partout l’inexorable accueil:
Ici, c’est un bas-fonds, là-bas c’est un écueil;
Tout semble menaçant, sinistre, formidable
La côte, noirs rochers, se dresse inabordable.
La peur des découvreurs lorsqu’ils foulent pour la
première fois la terre canadienne, les périls qui se lèvent à
chacun de leurs pas; abîmes d’une nature indomptée, pas
encore aménagée pour recevoir des hommes, leur permettre
d’y vivre, voilà ce que ces derniers vers décrivent. Quel
exemple d’énergie créatrice offert à l’admiration des
descendants de ceux qui furent les fondateurs du sol
canadien! Poète, Louis Fréchette en des termes plus
éloquents que véritablement poétiques, inscrit leurs faits et
gestes. Il exalte leurs victoires sur la barbarie des éléments,
sur l’homme des bois qu’ils parviennent à mâter.
Plus tard, vinrent Champlain, Maisonneuve qui fondèrent
Québec et Montréal. Sous la conduite de ces chefs, ceux que
l’esprit d’aventure poussa à la recherche de terres nouvelles
pour les donner en hommage à la France et à Dieu: Poitevins,
Picards, Normands, Basques, Bretons, etc. veulent être de
cette odyssée! Ce sont toutes les provinces françaises ou
presque allant collaborer à la naissance d’un monde. Aussi
quelle pressante tentation! Partir! L’inconnu des dangers
constitue une espèce d’enivrement. Plus l’obstacle est
difficile à surmonter, plus ces vaillants rivalisent de courage
et d’endurance. On pense à des géants qui se jouent des
obstacles les plus insurmontables. Il n’est pas de conspiration
des contingences, de difficultés matérielles qu’ils ne
prévoient, ne tournent, dont ils ne finissent par sortir
victorieux. Ils sont animés de la foi qui crée, et de chaque
chose tirent des matériaux pour l’oeuvre commencée.
Qu’importe si Fréchette se sert ici de l’image du
« flambeau du progrès ». Le progrès! On est surpris de le
rencontrer si vite, au moment où il s’agit de défricher un sol.
Mais c’en était un sur la forêt et l’inculture. On pense bien
que ce disciple de Hugo qu’était Fréchette ne va pas négliger
les antithèses qui s’offrent du heurt des éléments avec ces
hommes farouches. Quelle aubaine! Il note aussi la peur
curieuse qui s’empare de l’enfant des bois, du sauvage, en
voyant passer ces étrangers qui sont, pour lui, l’ennemi.
Fréchette nous peint, en quelques traits laconiques, la figure
du primitif, roulant dans ses yeux de bête incivilisée des
éclairs de haine, parce qu’il se sent menacé dans sa
possession de la forêt. C’est pied à pied que l’indigène
défendra son terrain. L’instinct mauvais allait déployer des
raffinements de finesse sournoise, de cruautés sanguinaires.
Jogue, Goupil, Bréboeuf, Lallemand, etc., seront brûlés à
petit feu. On renouvellera pour eux les tortures que connut le
christianisme naissant.
De la Première Messe, dite en terre canadienne,
s’épanchent des vers graves et émus. Le poète s’est
transporté sur le coin de terre où fut célébré, la première fois,
le sacrifice divin.
La lune me surprit là, plongé dans mes rêves,
Seul, et prêtant l’oreille à la chanson des grèves
Qui m’arrivait mêlée aux cent bruits indistincts
De la forêt voisine et des grands monts lointains...
Il nous fait part des émotions qui l’étreignent.
Alors de souvenirs quelles vagues pressées
Envahirent soudain mon âme et mes pensées!
Ô sainte majesté des choses d’autrefois,
Vous qui savez si bien pour répondre à ma voix,
Peupler de visions ma mémoire rebelle,
Que vous fûtes pour moi, ce soir-là, grande et belle!
Il revoit les marins assistant à la messe, pieux, recueillis,
récitant des prières à voix haute. Saisis par un sentiment de
foi collective.
Au fond de ce désert, loin du monde connu
Offrant, à l’éternel, tête basse et front nu
Sur le seuil redouté d’un monde ouvrant ses portes
L’holocauste divin qui fait les âmes fortes.
C’était le baptême du Canada au catholicisme.
La Première Moisson est pleine de parfums, d’odeurs du
sol et de gerbes. C’est frais comme la première fructification
de la terre. Du soleil, des brises douces, de la joie au travail,
le repos sous la treille; le soir, revenant des bois, les
amoureux enlacés, épanouis, heureux.
Fréchette dit la beauté du ciel souriant à la terre
magnifique, toute levée dans sa fleur:
Nous sommes en septembre; et le blond fructidor,
Qui sur la plaine verte a mis des teintes d’or,
Au front des bois bercés par les brises flottantes
Répand comme un fouillis de couleurs éclatantes;
On dirait les joyaux d’un gigantesque écrin...
Il nous montre les moissonneurs avec leurs femmes:
Ils suivent du sentier les courbes sablonneuses
Et le sac à l’épaule, ils cheminent gaiement
Ce sont des émigrés du doux pays normand,
Des filles du Poitou, de beaux gars de Bretagne,
Qui viennent de quitter leur lande ou leur campagne,
Pour fonder une France au milieu du désert.
Hébert, dont Mme Laure Conan nous a raconté l’histoire,
sera le premier moissonneur. Lui et les autres colons sont en
train de labourer la terre:
Chaque travailleur s’ouvre une large tranchée
Et sous l’effort commun, le sol transfiguré
Laisse choir un pan de son manteau doré.
L’enfant de la savane s’étonne; il comprend mal. Mais,
Hébert, qui suit ému, le pas de ses chevaux
Rentre, offrant à Celui qui donne l’abondance,
La première moisson de la nouvelle France.
La Première Nuit débute par ce vers:
C’était le désert fauve en sa splendeur austère.
Maisonneuve, Montmagny, l’apôtre Vimont, Mme de la
Pelletrie, Mlle Mance, laboureurs et matelots français, sur des
canots, remontent le Saint-Laurent. Un enchantement
parcourt ces rives; elles retentissent de chants pieux.
Ces voyageurs descendent sur la berge, dressent une tente.
Ils entendent la messe dite par un missionnaire sur un autel
que l’on a improvisé. Le prêtre leur parle, à peu près, en ces
termes: il leur dit qu’ils sont le grain de sénevé que Dieu, les
vents, et la terre féconderont. Il leur promet l’admiration de
l’Univers, car ils sont les instruments choisis du grand oeuvre
de Dieu.
Pendant toute la journée, l’hostie sainte est exposée à la
vénération des découvreurs. Le soir, après un jour si rempli,
les voyageurs se préparent au sommeil lorsque, ô miracle des
yeux! dans l’ombre épaisse des ramées,
Ils virent mille essaims de mouches enflammées
Qui croisant à l’envi leur radieux essor
Comme un jaillissement de gouttelettes d’or
Ou plutôt comme un flot de flammèches vivantes
Rayaient l’obscurité de leurs lueurs mouvantes.
Ils sont émerveillés; ils oublient leurs fatigues et se
mettent à la poursuite de ces lucioles qui ne se laissent pas
prendre facilement. Mais cependant, plusieurs d’entre elles
deviennent bientôt captives. Alors:
On en fait des réseaux, flottantes auréoles
Qu’on suspend sur l’autel en festons étoilés:
Quelques instants plus tard, dans les bivouacs voilés
Par les grands pins versant leurs ombres fraternelles
Après avoir partout placé des sentinelles,
Près du fleuve roulant son flot silencieux,
La troupe s’endormit sous le regard des cieux.
Citons encore la strophe qui termine la pièce. Ces vers
disent l’émotion dont la colonie était soulevée, la joie simple
de ces grands hommes. Ils vont s’endormir en rêvant à
l’oeuvre qu’ils veulent fonder; ils seront bercés par le
murmure et la douceur d’une nuit féerique.
Et pendant que ces forts, âpres à là corvée
Voyaient dans leur sommeil grandir l’oeuvre rêvée
Astre pieux trônant dans le calme du soir
Sur l’autel, dans un pli du drapeau, l’ostensoir
Au vol phosphorescent d’étincelles sans nombre,
Ouvrait son nimbe d’or et flamboyait dans l’ombre.
Puis ce distique qui déborde d’enthousiasme:
Ô genèse sublime! Ô spectacle idéal
Ce fut cette nuit-là que naquit Montréal.
Fréchette hausse le ton: il délire d’amour, imagine la
première nuit au Canada. Sa fibre patriotique s’émeut. En des
traits peut-être trop rapides, il fait revivre Maisonneuve,
fondateur de Montréal. Les lucioles, les mouches à feu
éclairent la nuit; seules lumières au sein de la grande
obscurité de la savane. À leur manière, elles glorifient
l’éternel et puis elles projettent leur petite lueur intermittente
sur le front des chrétiens patriotes.
Les paysages, chez Fréchette, sont presque toujours dans
La Légende d’un Peuple, empreints de l’idée religieuse. Bois,
forêts, lacs, servent à glorifier Dieu, créateur du ciel et de la
terre. L’homme accomplit ici des desseins supérieurs dont il
n’est qu’un simple manoeuvre. Évangile et romantisme: celui
du Génie du Christianisme. Il s’applique, d’autre part, à nous
faire sentir la valeur de ces hommes, de ces femmes chez qui
l’énergie créatrice s’est dépassée; par eux le courage inventif
a eu raison de l’inculture et de la barbarie. Qui ne voudra
admirer, en effet, cette Madeleine de Verchères, si
magnifique dans sa défense d’un fort français contre l’attaque
des Iroquois. C’était au temps des premières moissons.
Chez nous, chaque buisson pourrait dire au passant:
Ces sillons ont moins bu de sueur que de sang,
Par quel enchaînement de luttes, de souffrance,
Nos aïeux ont conquis ce sol vierge à la France,
En y fondant son culte, immortel désormais,
La France, même, hélas! ne le saura jamais!
Époque difficile! Les colons français menaient une
existence tourmentée, précaire. Ils étaient menacés par les
Iroquois qui les attaquaient, pillaient leurs maisons, volaient
les enfants, souvent les tuaient.
Pendant que le mari ensemençait la terre, qu’il était obligé
de s’éloigner dans le pré, la mère et les petits veillaient sur le
fort. Or, un jour, une troupe d’Iroquois, choisissant l’heure où
les hommes étaient absents, se ruèrent sur le fort de
Verchères en poussant des cris de haine. Ils allaient tout
saccager, détruire l’espoir des moissons prochaines. Ils
s’avançaient en bande serrée, prêts à tous les crimes.
Heureusement, une jeune fille était là! Elle s’appelait
Madeleine de Verchères. Elle était belle, pleine de bravoure.
Elle avait quatorze ans. Malgré son jeune âge, elle défendra
la colonie. Que fait-elle? Elle monte aux remparts, puis,
s’emparant d’un mousquet, tue l’un après l’autre les Iroquois
qui, délogés, vaincus, prennent la fuite en laissant morts et
mourants. La vaillance de la jeune fille avait donné l’illusion
à l’ennemi que le fort était défendu par une garnison de
nombreux défenseurs. La colonie était sauve.
Fréchette évoque encore d’autres actes d’héroïsme aussi
admirables que celui que nous venons de raconter, et qui
furent fréquents au cours de l’histoire canadienne.
Ici, c’est une bourgade surprise, la nuit par quinze cents
ennemis.
On égorge partout dans les lits, sur la rue
On poignarde, on fusille, on écartèle, on fend
Le crâne du vieillard, sur le corps de l’enfant,
On déchire le ventre à des femmes enceintes.
Et plus loin, arrachés aux suprêmes étreintes
On jette en pleins brasiers des petits au berceau;
Enfin, quand le village est réduit en monceau
De débris calcinés et de cendres rougies,
Pour assouvir leur soif d’effroyables orgies,
Les démons tatoués s’en vont en tapinois
Recommencer plus loin leurs monstrueux exploits.
Le poète poursuit sa revue des gloires nationales et des
martyrs. Il nous décrit la cohorte des religieux et des prêtres
qui, ayant abandonné patrie et famille, s’enfoncèrent dans la
forêt, au prix de mille dangers, cherchant à instruire et à
civiliser. Il voit en eux des héros et des saints. Il consacre des
pages à louer les prodiges de leur action civilisatrice. Il salue
leur courage, la noblesse de leurs gestes. Il montre que leur
vaillance était à la hauteur de toutes les épreuves, qu’ils n’ont
jamais failli à leur tâche. Le zèle qui les remplit ne connaît
pas de bornes. Ils s’élancent, se précipitent: ils pénètrent tout
de leur pensée et de leur âme.
Sous des cieux incléments si loin que vont-ils faire?
Quel but rêvent-ils donc qui les fait tant oser?
Où donc est le secret du feu qui les consume?
C’est que leur mission en deux mots se résume:
Convertir et civiliser.
Il nous fait assister à leur mort. Victimes de la sauvagerie,
ils succombent. Quelques-uns meurent de faim; celui-ci, au
seuil d’un village qu’il a fondé, s’affaisse sous les blessures
du tomahawk; un autre disparaît dans les flots cependant
qu’un troisième se perd au milieu des tourmentes de l’hiver.
Mais l’exemple que donnent ces ouvriers d’une oeuvre de
salut est contagieux: d’autres hommes se présentent, désireux
de partager une gloire où le danger s’allie à l’orgueil qui
triomphe, à une foi qui vivifie. Découvertes ajoutées à celles
d’hier, routes tracées, savanes éclaircies, propres à devenir
une terre cultivable. Conquête difficile et lente, mais l’on voit
bientôt sortir de terre bourgades et villages.
Et l’Europe applaudit ces sublimes cohortes
Qui d’un monde inconnu brisent ainsi les portes
Devant le progrès qui les suit.
Voilà de quoi émouvoir l’âme du poète. Il est, à juste
raison, touché par de si nobles actions et il traduit
l’impression dont il est remué par ces vers que l’on va lire:
Ô mon pays, au cours des siècles qui vont naître,
Puissent tes fiers enfants ne jamais méconnaître
Ces humbles ouvriers de tes futurs destins!
Ils furent les premiers défricheurs de la lande
Qu’on réserve toujours la plus fraîche guirlande
Pour ces vaillants des jours lointains.
Le missionnaire, le prêtre, est aidé dans son labeur par le
pionnier, type fruste, d’une énergie indomptable. Ce pionnier
de Fréchette est tel qu’il exista dans la réalité. Sa figure
robuste, franche et loyale, se détache sur ces temps
héroïques. Il est ouvrier de grandes oeuvres. C’est lui et
presque son langage, si fort éloigné de la poésie. Mais sa
tâche anonyme, perdue dans l’effort de tous, suscite
l’admiration.
Le poète veut faire simple: il s’est effacé, cette fois-ci,
derrière son personnage après en avoir, en quelques traits
rapides, tracé le portrait. L’entendez-vous parler? C’est le
langage du paysan du Danube, fort, imagé, roulant des mots
de terroir. Il a tout fait. Que la politique est misérable à côté
de son labeur journalier! Il vit dans le passé avec ses reliques
pieusement cachées dans le vieux bahut qui tombe en ruines.
Il va parler, assis comme ses pères, sur le seuil de sa maison,
et fumant une pipe de tabac. Les yeux plongés dans les
fumées d’un rêve lointain, cet historien à sa manière, raconte
les débuts de la colonie à ses fils. Il attise les flammes du
souvenir, il réveille des énergies somnolentes. C’est un
bastion vivant qui protège contre l’invasion de l’oubli. Sa
voix, pareille à la cloche d’alarme, ramène les âmes à la
rescousse, à la lutte incessante. Sa parole, d’abord rude,
grossière, impropre, devient plus soignée, plus correcte. Et
c’est un tort, car l’on aperçoit trop que le poète vient de se
substituer au paysan et que c’est lui, désormais, qui narre et
met sur les lèvres de cet homme des expressions qu’il
n’employait pas il y a un instant. Cependant remettons-nous à
écouter: c’est l’histoire des débuts du Canada; elle est belle
comme une fable.
Le paysan nous raconte des récits tragiques: celui-ci, entre
autres. Nous sommes aux premiers temps de la colonie. Un
jour, ignorant que dans l’anse du fleuve Saint-Laurent, des
Iroquois s’étaient cachés et se concertaient pour une attaque,
Pierre se met au lit comme à l’ordinaire. Après une nuit de
repos, il se lève, sort de sa maison sans soupçonner la
présence de l’ennemi dissimulé derrière les branchages. Suivi
de ses employés, il court aux champs: c’était la moisson. Il
embrasse sa femme qui tient dans ses bras le petit qu’elle
allaite. Puis, il prend l’enfant, le dépose dans le creux d’une
javelle et commence de travailler.
Un ravissant tableau! Dans le cadre assombri
De l’immense forêt qui lui prête un abri,
Une calme clairière où l’on voit, flot mouvant,
Les blés d’or miroiter sous le soleil levant;
À genoux sur la glèbe, et tête découverte,
Les travailleurs penchés sur leur faucille alerte.
Deux enfants poursuivant le vol d’un papillon
Et puis ce petit ange, au revers d’un sillon,
Parmi les épis mûrs montrant sa bouche rose.
C’était comme une idylle au fond d’un rêve éclose.
Soudain, des cris affreux retentissent sur la rive, des
appels de détresse et de mort, des clameurs prolongées. Vers
le soir, les gens du village s’étant rendus à l’endroit où des
plaintes avaient été poussées, virent trois cadavres gisant
dans le sang: c’étaient Pierre et ses deux fils. Les Iroquois
avaient capturé la femme. Mais le petit enfant qui reposait
dans le creux d’un sillon, avait échappé au massacre. Ils
entendirent son vagissement et ils l’emportèrent avec eux.
La Forêt contient des vers pleins et évocateurs. On y
devine ce que le Nouveau Monde présente de possibilités, de
promesses latentes, ce que l’activité de l’homme va pouvoir
extraire de ces plaines intouchées. Dans ses vers, il semble
qu’il veuille enfermer la nature à l’état brut, telle qu’elle était
à ce moment-là. Puis cette invocation aux arbres:
Chênes au front pensif, grands pins mystérieux
Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux
Dans votre rêverie éternelle et hautaine,
Songez-vous quelquefois à l’époque, lointaine
Où le sauvage écho des déserts canadiens
Ne connaissait encor que la voix des Indiens,
Qui, groupés sous l’abri de vos branches compactes
Mêlaient leur chant de guerre au bruit des cataractes.
Il leur demande encore s’ils se rappellent les temps de
jadis, la barbarie domptée, la foi qui animait les
colonisateurs, les plaisirs naïfs dont ils se délassaient aux
heures de repos, et ces sentiments de joie devant la conquête
quotidienne, les efforts réalisés dans le défrichement de la
forêt.
Oui, sans doute, témoins vivace d’un autre âge
Vous avez survécu tout seuls au grand naufrage
Où les hommes se sont l’un sur l’autre engloutis;
Et sans souci du temps qui brise les petits,
Votre ramure, aux coups des siècles échappée,
À tous les vents du ciel chante notre épopée.
Nous abordons maintenant les pages de La Légende d’un
Peuple qui traitent des découvreurs: Jolliet, Cavelier de La
Salle. Il y a de beaux vers dans Jolliet. Lisons ceux-ci:
Le grand fleuve dormait couché dans la savane,
Dans les lointains brumeux passaient en caravane
De farouches troupeaux d’élans et de bisons.
Drapé dans les rayons de l’aube matinale
Le désert déployait sa splendeur virginale
Sur d’insondables horizons.
Ils sont parmi les meilleurs que Fréchette a écrits. Tout le
morceau se soutient dans un ton élevé. Il offre des
descriptions savoureuses, un fourmillement d’images dont la
parenté avec celles d’Hugo est visible. Voyez:
Écharpe de Titan sur le globe enroulée,
Le grand fleuve épanchait sa nappe immaculée
Des régions de l’Ourse aux plages d’Orion
Baignant la steppe aride et les bosquets d’Orange,
Et mariant ainsi dans un hymen étrange
L’Équateur au Septentrion.
Jolliet! Marquette! De La Salle! Ces grands découvreurs
tombent dans la rêverie du poète. Puis, il évoque Chactas,
Atala, Gabriel, Évangéline, les héros du roman français et du
poème américain.
Et l’ombre de René, debout sur la colline
Pleurant ses éternels ennuis.
Fréchette nous dessine le portrait moral de Cavelier de La
Salle:
Son âme avait la soif des grandes aventures
Il tenait par la race à ces hautes natures
Qui de l’humanité sont les porte-flambeaux
Mais dont, souvent aussi, la pierre des tombeaux
Marque lugubrement l’âpre route des âges.
Fréchette dénombre les obstacles inimaginables qu’il lui
fallut surmonter: oeuvre de géant! Cavelier de La Salle
découvre à son tour la Louisiane, le Golfe du Sud. Après
avoir revu les régions du pays, les fleuves qu’il avait explorés
les paysages de poésie, d’aspects pittoresques, il meurt
assassiné.
Dans la troisième pièce, La Baie d’Hudson, spécialement
consacrée, comme les précédentes, à chanter le courage des
découvreurs, il s’appliquera à nous faire saisir l’ensemble des
risques, des difficultés matérielles de l’expédition des
Français à la baie d’Hudson. C’est l’une des choses les plus
étonnantes dont l’histoire canadienne fasse mention. Dans
une note à la fin de La Légende d’un Peuple, Fréchette nous
fournit des détails précis, émouvants, sur cette expédition.
Soixante-dix Canadiens, ayant à leur tête d’Iberville et trente
soldats commandés par M. de Troyes, atteignent la baie,
s’emparent des forts Monsonis, Rupert et Sainte-Anne. Ce
dernier était armé de quarante pièces de canons. « Pendant
que le chevalier de Troyes, écrit Garneau, donnait l’assaut à
ce fort, d’Iberville et son frère Maricourt, avec neuf hommes,
montés sur deux canots d’écorce, attaquaient un bâtiment
sous la place et le prenaient à l’abordage, le Gouverneur
d’Hudson fut au nombre des prisonniers ».
Après avoir admiré un tel héroïsme, allons nous asseoir
sous le frêne des Ursulines, fatigués que nous sommes
d’avoir respiré un air si vif. Ce sera ici moins sévère, moins
fabuleux. Fréchette aime à varier ses sujets et c’est là un
souci d’art qui est réel chez lui. Le frêne des Ursulines nous
repose des grandes narrations historiques. Ce vieux frêne est
un témoin, comme le vieil arbre de Taine, aux Invalides, dont
parle avec émotion Bourget. Si ce frêne ne sert pas ici à des
développements idéologiques comme chez Barrès, à une
théorie nationaliste, il a abrité néanmoins l’exaltation de tout
un peuple. Des religieuses venues d’Europe ont enseigné
sous son ombrage le catéchisme, et aux petits enfants
apprirent à aimer la France. Leur enseignement n’a point
péri.
Et sur ses derniers jours, dans ses décrépitudes
Comme une harpe où tremble un vieux lambeau d’accord
On croyait voir, au vent des vieilles solitudes,
Les rameaux frissonner encore.
Rien n’égale, à coup sûr, en beauté, en grandeur épique,
l’épisode de Dollard des Ormeaux. Page la plus auguste des
annales canadiennes! Ces dix-sept Français qui vont mourir
pour sauver la colonie et qui, avant de se jeter à la mort,
communient, disent adieu à leurs parents, sont des fils directs
de la vaillance antique. Aucune histoire ne peut opposer à
l’histoire canadienne des victimes plus pures et plus belles.
Dollard des Ormeaux, dit Fréchette, est l’une des plus
grandes figures de jeune héros qui soient. La légende ne l’a
pas transfigurée. On peut s’incliner devant elle: cette
sublimité purifie l’histoire, car un symbole de noblesse et de
grandeur morales s’en dégage.
La narration de Cadieux est trop longue; elle pourrait tenir
en moins de mots. Des détails pris sur le vif ne viennent pas
relever la longueur du récit. Cadieux est un rimeur, un rimeur
primitif. C’était, en plus, un trappeur dont l’aventure est
passionnante. Chargé par ses compagnons de guerre de
veiller sur un passage où devaient arriver les Iroquois, il y
demeura fort longtemps. Ses amis purent s’échapper et, après
des poursuites à travers bois où il avait harcelé les sauvages
et tué un grand nombre d’entre eux, las, à bout de forces, sans
nourriture, il creusa une fosse, puis s’y étant couché, rendit
l’âme. On le trouva ainsi dormant son dernier sommeil,
tenant dans sa main un poème à la fois naïf et touchant où il
dit adieu aux oiseaux, aux arbres et supplie la Sainte Vierge
de ne pas l’abandonner.
Nous touchons à la fin de la deuxième époque, celle qui
relate les péripéties de la lutte entre Français et Anglais. Tout
ce drame tiendra, dans cinq ou six pièces: À la Nage,
Apparition, Le dernier Drapeau blanc, Les Plaines
d’Abraham, Dernier coup de dés, L’Atalante.
À la Nage, est un poème guerrier. C’est l’assaut donné par
les Anglais à la ville de Québec et la fière réponse que le
gouverneur français, Frontenac, fit aux envoyés anglais qui
étaient venus le sommer de rendre la ville. Cette réponse, la
voici: « Allez dire à votre maître que je lui répondrai par la
bouche de mes canons »!
Apparition renferme une légende vraie. Un Français,
monté sur son canot, vit le naufrage de huit gros vaisseaux de
guerre anglais. Les forces navales de l’Angleterre détruites
par la tempête, la petite colonie française pouvait encore
continuer d’exister.
Avant de raconter l’histoire de la bataille qui décida du
destin de la France en Amérique, le poète s’attendrit sur le
dernier drapeau blanc. Il embrasse les plis de ce linceul
défendu par Montcalm et qui fut chanté par Crémazie. Il
s’émeut devant une relique aussi glorieuse, aussi sacrée à la
fois. Il évoque Montcalm, son courage et sa foi, sa défense
désespérée de Québec. Le drapeau français par la pensée, le
ramène en arrière: son rêve l’emporte très loin; le passé se
lève devant ses yeux; l’odyssée de la race française déroule
ses innombrables feuillets. Puis, il s’écrie, perdu au milieu
des souvenirs de religieuse piété:
Ô drapeau! vieille épave échappée au naufrage
Toi qui vis cette gloire et qui vis cet outrage
Symbole d’héroïsme et témoin accablant,
Dans tes plis qui flottaient en ces grands jours d’alarmes
Au sang de nos aïeux nous mêlerons nos larmes...
Mais reste pour jamais le dernier drapeau blanc.
Les Plaines d’Abraham. C’est là que les soldats
s’immortalisèrent. Montcalm y périt à la tête de ses troupes
en s’écriant: « Je meurs content, je ne verrai pas, au moins,
les Anglais dans Québec! » Wolfe, son adversaire, reçoit
aussi une blessure mortelle.
Le spectacle était fauve, et grand comme l’enjeu
Ce panache effrayant de tonnerre et de feu
Couronnant cette cime,
Faisait presque l’effet d’un volcan déchaîné
Jamais plus fier tableau n’avait illuminé
Un cadre plus sublime.
Et les deux généraux, oubliant le danger,
Sous le plomb foudroyant se prenaient à songer
Que le canon qui gronde,
Au terrible hasard d’un succès incertain,
Jouait, sur ce fatal échiquier du destin,
Le sort du nouveau monde!
Hélas! des nations l’arbitre avait parlé;
Le Canada français, au firmament voilé,
Voyait pâlir son astre;
Et, dans leurs étendards les deux rivaux drapés,
Vainqueur comme vaincu, tombaient enveloppés
Dans le même désastre.
Le dernier coup de dé, l’Atalante sont comme les échos
d’une grande espérance qui va s’éteindre.
Le projet d’un empire français au Canada semble détruit à
jamais. Le deuil pèse sur les coeurs; les dilapidations de
Bigot, les prouesses inutiles du chevalier de Lévis qui
tenaient les Anglais arrêtés devant Montréal, tout cela créait
une situation désespérée. « Une voile! Une voile à
l’horizon! » Les Français, montés sur les remparts,
cherchaient à reconnaître les couleurs de leur drapeau. Cela
est noté dans Fréchette avec force détails; il y a des arrêts,
des interrogations qui scandent l’angoisse de ceux qui
attendent, puis à la fin des malédictions lancées contre la cour
de France, contre le roi, contre Madame de Pompadour13.
Et l’Atalante? C’est le nom d’un vaisseau français qui
lutta seul contre l’escadre anglaise et qui, après un effort
héroïque, s’abîma dans la mer.
Comme un soleil sanglant qui plonge dans les flots.
Ce fait rappelle les temps antiques. Le héros ici, c’est
Vauquelin, debout sur sa corvette, faisant face à l’assaut de
l’Anglais.
13 Cela prête à sourire, surtout le jugement porté, à l’encontre de toute espèce
de sens critique, sur la politique française du moment et sur Madame de
Pompadour. On ne peut plus ignorer aujourd’hui que Madame de Pompadour, qui
s’intéressait aux colonies françaises, a prélevé un million et demi sur sa
fortune
personnelle pour le salut du Canada. (Pierre de Nolhac, Madame de Pompadour et
la politique, Calmann-Lévy, 1928.)
Le drame est saisissant! Pour scène l’Atlantique;
Pour décor l’horizon des mornes océans;
Pour acteurs ces trois ponts avec leurs mâts géants,
Lançant à pleins sabords la mitraille et la bombe;
Et, penché sur le gouffre où descend l’hécatombe,
Toujours fiers d’assister à ces chocs surhumains,
Pour spectateurs un monde au loin battant des mains.
Vauquelin reste sur ce débris qui sombre. L’incendie
achève ensuite le désastre; mais toujours la bannière blanche
flotte au vent, cependant que le vaincu s’enfonce.
Québec aux mains des vainqueurs, une dernière espérance
brillait encore. Les faibles forces qui luttaient contre l’ennemi
s’étaient rassemblées à Sainte-Hélène, près de Montréal.
Québec a promis de livrer les drapeaux, mais l’âme
chevaleresque de Lévis s’est révoltée. Il se replie sur
Montréal. Il doit se battre un contre mille. Qu’importe? Il
demeurera au poste jusqu’à la fin. Ainsi en a-t-il décidé.
Avec sa troupe de soldats, il s’avance contre les ennemis. Il
est sûr d’être écrasé. Contemplant une dernière fois ses
drapeaux qui ne sont plus que des débris, il les couvre de
baisers et ordonne ensuite à ses hommes de les brûler, afin
qu’ils ne tombent pas aux mains des Anglais.
Sur les fleurs de lis d’or il incline son front,
Et dans l’émotion d’une étreinte dernière,
De longs baisers d’adieu couvre chaque bannière...
Alors, spectacle étrange et sublime, la foule
Ondulant tout à coup comme une vaste houle,
S’agenouille en silence; et, solennellement,
Dans le bûcher sacré qui sur le firmament,
Avec des sifflements rauques comme des râles,
Détache en tourbillons ses sanglantes spirales,
Parmi les flamboiements d’étincelles, parmi
Un flot de cendre en feu par la braise vomi,
Sous les yeux du héros grave comme un apôtre,
Chaque drapeau français tomba l’un après l’autre!
Fréchette nous montre la détresse des bataillons français
des années 1760-1762. Pour les mieux plaindre, le chant de la
pitié alterne avec celui qu’il dédie à leur gloire. Il parle de cet
enfant déraciné qu’est le Canadien qui, après avoir donné son
sang, cherche à se survivre à lui-même. De ce Canadien qui,
au milieu de son deuil, pour se reprendre à la vie,
s’enveloppe de souvenirs français qui l’aideront à travailler et
à lutter.
Ce qui tient encore lieu de petite nation française ne
voulut pas oublier. Dans une analyse qu’il s’efforce de rendre
complète, Fréchette énumère les phases d’orgueil humilié, de
douleur profonde, de regret quotidien qui furent le partage de
ces abandonnés.
L’Angleterre, jalouse de sa force, voulut plier les volontés
de ces Français, restés au Canada, effacer en eux tout
souvenir de leur origine. Elle s’efforça de substituer à la
langue française, gardienne des traditions, l’idiome anglais.
On vit alors cette minorité d’hommes combattre l’Angleterre
pour sauver ses droits, ses droits essentiels de premier
occupant du sol.
Sur le terrain parlementaire, c’est le chapitre des
revendications passionnées. Du Calvet se rend à Londres
pour prendre la défense des Canadiens persécutés. Le poète
ensuite exalte la victoire de Chateauguay où les Américains
en guerre contre l’Angleterre, avaient attaqué notre pays.
Sujets loyaux, les Canadiens défendirent généreusement le
territoire et le conservèrent à la couronne britannique.
Ils vont faire appel maintenant à la justice des Anglais,
revendiquer le droit de parler français, réclamer des libertés
parlementaires, une juste répartition des charges publiques.
Papineau est le prototype de ces revendicateurs.
Dans Les Oiseaux de Neige, le poète nous a longuement
parlé de lui. Il a sa place ici et nous le revoyons vivre,
communiquer à la société qui l’entoure un élan irrésistible.
La révolte entretenue par les chefs sur la place publique
des villes gagna la campagne. Mais la fortune se déclara
contre eux; ils furent écrasés par le nombre. Le poète se
plaint, gémit, adresse ses supplications à Dieu, lui demande
pourquoi il permit cet écrasement du faible. La série des
pourquoi s’allonge; il est à craindre qu’elle ne soit trop mêlée
d’artifice et de rhétorique. Sur la destinée de notre pays,
Fréchette s’interroge. Mais la confiance apaise ses angoisses.
Il salue l’intervention providentielle qui, pour lui, se
manifeste aux moments les plus troublés de notre histoire.
Cette race ne peut périr, car elle est protégée par ses légions
de héros et de martyrs. En outre, le sang répandu n’a pas été
inutile, car à l’heure où les soldats mouraient pour un idéal de
justice, l’Angleterre se préparait à nous offrir la liberté.
Nos franchises, à nous, viennent du sang des nôtres
Oui, ces persécutés ont été des apôtres!
Quoique vaincus, ces preux ont pour toujours planté
Sur notre jeune sol ton arbre, ô Liberté!
Ils furent les soldats de nos droits légitimes;
Et morts pour leur pays, ces hommes -les victimes
De ces longs jours de deuil pour nous déjà lointains
Ont gagné notre cause et scellé nos destins!
Ainsi s’exprime Fréchette, rempli de religieux
enthousiasme et de reconnaissance.
Le loyalisme n’a pas tué le souvenir. Sujets anglais,
l’adhésion au régime britannique comporte la soumission,
une soumission qui n’est que dans l’esprit, mais le coeur, lui,
persiste à demeurer français. Et les Canadiens arborent sur
des corvettes légères les drapeaux fleurdelisés. Ils aiment le
jeu de la lumière dans les plis de cet étendard d’une nation
qui fut la leur. Les vieux du pays sont hantés par l’espoir de
redevenir sujets français.
On ne peut guère s’arrêter à tous les exploits: signalons
encore celui de Jean Sauriol qui ne cessa de poursuivre les
Anglais, même après la capitulation de Vaudreuil,
gouverneur de Montréal. Il leur dressa des pièges, en tua un
grand nombre. Longtemps, il trompa la surveillance, les
poursuites de l’ennemi. Mais il fut, un jour, découvert par les
soldats anglais qui le surprirent, caché dans une grotte de la
montagne dont l’entrée était couverte de neige. On le somma
de se rendre et comme on se précipitait pour le saisir, Sauriol
mit le feu à un baril de poudre.
Puis, il y a une pièce sur Les Excommuniés. Il s’agit de
ceux qui furent condamnés par l’évêque de Québec, Mgr
Briand, parce qu’ils ne voulurent pas se soumettre au nouvel
ordre établi. Jusqu’au dernier, ils moururent dans un enclos,
irréductibles dans la haine qu’ils avaient vouée à
l’Angleterre, sourds à toute remontrance ecclésiastique, et
persécutés par les croyants soumis qui leur lançaient des
pierres.
Le Drapeau fantôme, c’est l’aventure de Cadot,
commandant le fort Sauvage. Il refusa, avec ses compagnons,
de prêter serment aux nouveaux maîtres du Canada. Les
Anglais se lassèrent de leur résistance et s’en allèrent. Par
défi, Cadot arborait sur le fort un drapeau fleurdelisé. Il vécut
là durant vingt ans. Un jour, on le trouva mort, enveloppé
dans les plis du drapeau français.
Dans Vainqueur et vaincu, le poète célèbre les deux chefs
de la dernière guerre: Montcalm et Wolfe.
Saint-Denis, Chénier, l’Échafaud, renferment les divers
épisodes de l’insurrection des Français-canadiens contre la
tyrannie anglaise. Ils rappellent la défaite sanglante de Saint-
Eustache où fut étouffée la rébellion canadienne, suivie du
châtiment infligé aux patriotes dont plusieurs périrent sur
l’échafaud. Plus loin des visages d’insurgés sont esquissés:
Hindelang et le vieux patriote.
La Capricieuse raconte la joie des Canadiens lorsque,
longtemps après leur soumission à l’Angleterre, ils virent un
vaisseau français, en 1855, mouiller dans les ports de Québec
et de Montréal.
La Légende d’un Peuple se termine par trois grandes
pièces écrites à la louange de la France. Vive la France
figurera dans les anthologies de l’avenir. Que dis-je? Elle est
dans celles d’aujourd’hui. Fréchette relate l’histoire de ce
Louis Riel qui là-bas, dans l’ouest du Canada, voulut fonder
un empire français et qui mourut sur le gibet.
Il dénonce, ailleurs, le fléau de l’orangisme qui infeste
l’Ontario et dont les partisans passent pour des ennemis de
tout ce qui est français.
Dans les dernières pages éclate un hymne à la France.
C’est le messianisme d’un Michelet et d’un Hugo qui s’y
reflète:
France, recueille-toi! France, l’heure est sacrée!
L’humanité n’est plus la lourde barque ancrée
Où les marins, croyant leurs labeurs achevés
S’endormaient au soleil ou chantaient aux étoiles:
Désormais le vaisseau navigue à pleines voiles
Vers les grands horizons rêvés.
Oui, tout droit devant nous l’astre promis flamboie,
Jusqu’au fond du chenil où la routine aboie
Vont luire ses rayons si longtemps attendus;
Mais, hélas! face à face avec d’autres problèmes
Que d’hommes vont encor, groupes mornes et blêmes,
S’entre-regarder éperdus....
.............................................
Peut-être verra-t-on les nations sans nombre,
Qui se heurtaient naguère en trébuchant dans l’ombre,
Tâtonner le front ébloui.
Qui sera le sauveur? Quel bras puissant et libre,
De l’immense bascule assurant l’équilibre,
Saura maintenir l’ordre en ce fatal milieu?
Quel timonier serein guidera le navire?
Quelle main forcera l’Europe qui chavire
À servir les desseins de Dieu?
Ô France, c’est à toi qu’incombe ce grand rôle.
Ton nom a résonné de l’un à l’autre pôle;
Sous tous les cieux connus tes généreux enfants,
Fondant ou délivrant par la croix ou l’épée,
Glorieux précurseurs d’une ère émancipée,
Se sont promenés triomphants.
Tes hauts faits ont rempli les annales humaines;
Des sciences, des arts les plus secrets domaines
À tes hardis chercheurs n’ont plus rien à celer;
Et si ton coeur palpite, et si ton front remue,
Troublée en son ennui, notre planète émue
Croit sentir son axe osciller.
Oui, ton passé fut beau; superbe est ton histoire;
Bien des siècles verront de tes anciennes gloires
Le socle à l’horizon du monde se dresser;
Tes fils ont éclipsé tous les héros d’Homère...
Mais tout cela n’est rien; c’est maintenant, ô Mère!
Que ta tâche va commencer.
Tu seras -et c’est Dieu lui-même qui t’y pousse
La pacificatrice irrésistible et douce.
Tu prendras par la main la pauvre humanité
Trop longtemps asservie à la haine ou la crainte,
Et tu la sauveras par la concorde sainte,
Par la sainte fraternité!
Aux sentiers belliqueux tu sus battre la marche,
France; sois maintenant la colombe de l’arche;
Porte à tous l’olivier, c’est là ta mission;
Calme, guéris, cimente, harmonise, illumine;
Et par un sceau d’amour scelle l’oeuvre divine
De la civilisation!
Cette Légende d’un Peuple s’enrichit, en dehors des
commentaires qu’elle a suscités chez les critiques du temps
où elle parut, d’une signification morale qui peut être perçue
à chacune des pièces qui la composent. Elle gît, cette
signification morale, dans les faits racontés. Voilà son plus
sûr mérite et qui dépasse de beaucoup l’art que le poète
canadien a dépensé pour lui conférer une sorte de chant. La
puissance émotive et imaginatrice prend source dans l’acte
humain. Illustration d’une collectivité d’hommes qui, les uns
sanctifiés par le martyre, les autres par l’énergie humaine,
réussirent à créer des villes et à imposer un idéal qui dans la
suite sera défendu sur d’autres plans d’action. L’admirable
n’est pas d’avoir conçu, mais assuré par le mouvement
divers, riche, ondoyant de la vie, la persistance dans le futur
d’un drame éternel dont les acteurs en chair et en os rythment
les pensées de l’esprit, les mouvements du coeur. Paradoxe et
génie de la persistance! Cette bataille désespérée contre la
mort, acharnée sur un petit peuple, cette menace constante à
la pensée, à l’âme de français en exil, leurs révoltes et leurs
triomphes montrent assez à quel ordre de beauté s’apparente
un livre où le lyrisme, quoique par endroits trop prosaïque, se
met quand même au diapason de la voix des martyrs et des
saints. Que dis-je? à ce chant ailé des vierges françaises qui
assistaient, vaillantes, grandies par la foi, à cette genèse
d’une race dans l’amour, le sang et la mort. Les plus rares
qualités du coeur trouvent moyen de s’exprimer. « Ce qui
fonde et ce qui dure » n’est plus ici un mot retentissant sur les
lèvres d’orateurs ou sous la plume de l’écrivain. Non,
l’axiome agit, revêt corps et âme. Et l’épopée marche, parle,
chante. C’est le triomphe du devoir, du génie conquérant, du
missionnaire qui va porter la lumière, la faire briller sur des
fronts et des âmes. Les échafauds sont des théâtres où le sang
versé contient la semence des libertés futures et jusqu’à la
nature qui, de par la volonté du poète, entre comme élément
moral dans une oeuvre qu’il a composée avec tant d’amour.
Chênes, érables, fleuves, lacs, deviennent matière à lyrisme.
Pas un brin d’herbe qui n’ait été foulé par des héros, pas un
lopin de terre qui n’ait été arrosé de sueurs viriles et glorifié
par des volontés invincibles. Il ne s’était, peut-être, rien vu
d’aussi varié, d’aussi puissant, d’aussi noble, et d’aussi neuf
à la création des peuples d’autrefois. C’est du moins la
pensée de Fréchette qui magnifie tout. (Je traduis son délire
patriotique.) Une nature folle, grandiose, sauvage, belle
pourtant, a encadré des gestes de héros; elle leur a
communiqué une sorte de fièvre dévorante. Le mystère de
ces forêts qui s’étendent à perte de vue augmente leur passion
de percer l’inconnu. Et ils défrichent la terre, abattent le bois,
construisent dans des plaines immenses de petites maisons
qui, dressées là, font penser à des digues de civilisation et de
domination sur la barbarie et l’inculture. Que ces lutteurs
éperdus, animés d’idéal créateur, sont de merveilleux
professeurs d’énergie! Fréchette les a contemplés comme un
peuple véritable, résumant la civilisation humaine. Un
critique a déjà fait remarquer « que le grand procédé
classique est de montrer l’histoire du monde dans une nation
donnée, prise comme entité, sujet d’études ». Il ajoutait:
« N’importe, qu’on soit de Chéronée ou d’Athènes, le tout est
qu’on sache, en creusant, découvrir, sous l’écorce de la terre
divine, le fond durable de tout. » Eh bien le visage humain,
ce visage d’inquiétude créatrice, d’amoureuse recherche de
l’inconnu, se retrouve dans les traits des fondateurs du sol
canadien. On peut le saluer là. Fréchette s’applique à nous le
montrer et il y arrive. L’histoire se répète, et sans sourciller il
assimile l’héroïsme d’un Dollard à celui d’un Léonidas. « Le
fond durable de tout », on le découvre dans ce miracle de
survivance française au Canada. Trois siècles: ils peuvent
édifier, instruire, quand on les considère selon les yeux de
l’esprit et plus encore sur le plan de l’âme.
La Légende d’un Peuple, oeuvre capitale de notre poète,
est une prédication, une sorte de catéchisme national qu’il a
voulu mettre entre les mains des hommes de son temps et de
ceux de l’avenir. Les Canadiens peuvent y apprendre le nom
des grands morts, des jeunes héros et des vierges immolées.
Ils reliront, à l’heure des défaillances probables, la grande
leçon d’amour de ceux qui, en terre d’Amérique, sont morts
pour l’idée française. Ils s’efforceront d’en pénétrer mieux
parlons aux hommes actuels -le sens et l’enseignement qui
s’en dégagent. Ils s’apercevront peut-être qu’ils ne font pas
tout ce qu’il faut pour être dignes d’un tel passé et que, peutêtre,
ils préparent un avenir qui n’aura avec lui aucune
ressemblance. Mais écartons ce pessimisme qui nous vient
effleurer.
Que ce soit Cartier, allant à la découverte du Canada, que
ce soient le père Vimont, les missionnaires et les martyrs, les
pionniers et leurs femmes. Champlain, Maisonneuve, Jolliet,
Cavelier de la Salle, et tout ce que ce poème dresse de
glorieux et de vivant, on peut y reconnaître, au cours des
diverses étapes, l’influence de l’esprit français. Nul ne peut
se refuser à sentir la force créatrice des vertus latines, à
contempler avec Fréchette, sous la transparence du ciel
d’Amérique, la mobilité lumineuse des lacs, le décor fragile
des apparences, cette nappe magique où s’est fixée,
impérissable, l’image de la France.








Originaux et détraqués (1892)
Louis Fréchette a composé des contes dont les principaux
ont été réunis dans La Noël au Canada et Originaux et
Détraqués. Il les a dédiés à un de ses amis d’enfance, James
D. Edgar. Par ces récits, il espère évoquer les endroits qu’il a
visités avec lui et qui sont empreints de toute la poésie du
passé. Son dessein est de faire revivre les jours d’autrefois
pour qu’une autre jeunesse -celle du souvenir -remplace les
chansons et griseries de naguère. La face des choses s’est
depuis modifiée. Nature et gens: tout subit la loi de
l’universelle évolution. Le plateau de Lévis n’a pas gardé
l’aspect des jours de leur enfance où, tous deux, joyeux et
naïfs, s’abandonnaient à des rêveries sans but, aux douceurs
de l’amitié. Fréchette rappelle ensuite leur jeunesse
commune.
En même temps qu’il évoque le souvenir des heures
charmantes de jadis, l’auteur s’attache à peindre quelques
grotesques et originaux.
Il nous prie de leur accorder quelque estime, malgré leurs
bizarreries. Il trouve des raisons inattendues pour s’excuser
d’avoir dessiné de tels types. Il écrit: « Mieux que la
chronologie des grands événements, quelquefois elles
affirment (les annales anecdotiques des peuples) le caractère
d’une race, et donnent le secret de certains problèmes sur
lesquels se heurte souvent la sagacité de ceux qui ont le plus
consciencieusement étudié l’humanité et médité sur ses
inconséquences apparentes ». Cependant, il ne prétend pas
faire oeuvre d’historien; il avertit le lecteur de ne pas exiger
de lui des portraits d’où serait exclue la fantaisie.
Il émet, sur l’influence des milieux, les réflexions
suivantes: « Un centre restreint, toujours le même par
conséquent, sujet à l’atavisme, reproduit les mêmes figures
physiques. Pourquoi pas les mêmes figures morales? Et
quand la tendance est l’exagération dans les caractères, dans
les vêtements, dans les accoutumances, dans les attitudes,
dans les démarches, dans les professions, pourquoi cette
tendance ne se propagerait-elle pas et par l’hérédité et par le
coudoiement, par l’atmosphère ambiante, si l’on veut? »
Et il note ceci, au sujet de Québec, qui nous paraît assez
vrai: « Quoi qu’il en soit, Québec n’est pas seulement une
ville typique par sa position géographique, par sa situation
topographique spéciale, par son site sans parallèle en
Amérique, par son passé héroïque et légendaire, par son
aspect physique et ses conditions morales exceptionnelles,
c’est la patrie des originaux. »
Il sera donc question d’originaux, ou plutôt
d’excentriques, de demi-fous. Ils seront décrits sans
prétention littéraire, bride abattue.
Douze type québécois choisis comme sujets d’étude. Il les
a rencontrés et les peindra tels qu’il les a vus, sans trop se
soucier si les portraits qu’il en trace sont d’une fidélité
rigoureuse.
Oneille, Grelot, Drapeau, Chouinard, Cotton, Dupil,
Grosperrin, Cardinal, Marcel Aubin, Dominique, Burns,
Georges Lévesque vivent en marge de la société. Leur
histoire est parfois amusante, souvent tragique, et par instants
d’un comique assez discutable. Examinons-les de près.
Oneille, Jean-Baptiste Oneille, est un type curieux. Il est à
la fois bedeau de la cathédrale et barbier à l’évêché de
Québec. Il entre bien dans la catégorie de ceux que Fréchette
essayait de portraire en quelques lignes lorsqu’il écrivait:
« Nulle part ailleurs n’en rencontre-t-on (à Québec) si
nombreux et si caractérisés, ces respectables citadins aux
habitudes régulières comme un mécanisme de Jacquemart,
flottant dans ces longues redingotes aux basques pendantes,
si fort en vogue il y a quarante ans, bons bourgeois, cravatés
à la polonaise, qu’on dirait descendus tout d’une pièce de ces
moulures bronzées dont Plamondon encadrait ses toiles
vigoureuses, et Théophile Hamel ses portraits aux fins coups
de pinceau. »
Oneille exerça son métier durant cinquante ans, connut
successivement Mgrs Plessis, Panet, Signaï. D’esprit gaulois,
usant des mots les plus crus, des plaisanteries les plus
risquées, il faisait la joie des laïques et des curés. En outre, un
visage extraordinaire accentuait, par ses expressions
bouffonnes, des « farces » déjà bien singulières. Québec
saluait en lui son boute-en-train. Il lui suffisait de paraître
pour soulever l’hilarité générale. Enfin, il était doué de la
plus heureuse des philosophies. Le malheur, les contrariétés,
les chagrins, les mille peines de l’existence glissaient sur lui,
sans troubler son humeur qui était joyeuse.
Quand la mort vint le prendre, il l’accueillit avec des
sourires, des paroles qui firent rire ceux qui l’entouraient.
Énumérons les faits les plus saillants de son existence. Le
mariage de Jean-Baptiste Oneille est demeuré légendaire: il
donna lieu, paraît-il, à des scènes désopilantes que Fréchette,
pour des scrupules que nous ignorons, ne nous a pas
racontées. Il n’y fait qu’une allusion vague. Mais nous avons
le récit du contrat de mariage: « Comment! objectait Oneille,
du ton le plus sérieux du monde: Comment! vous dites dans
le cas où il y aurait des enfants! Ce doute me fait injure. Il y
en aura des enfants, monsieur le notaire. Mettez qu’il y en
aura. »
Il apposa son paraphe au contrat et, passant la plume à sa
fiancée, exhala un profond soupir. Elle signa à son tour.
Alors, avec un accent de désespoir, il s’écria: « Me voilà
donc condamné à m’ennuyer toute ma vie! »
-Comment cela? mon ami, s’écria la jeune fille, interdite.
-Dame, écoute: « l’Évangile dit que les époux ne forment
plus qu’un. Or, quand on est qu’un on est tout seul, et quand
je suis tout seul, moi, je m ennuie. »
Il paraît que cette répartie est très drôle; en tout cas, elle
réussit à faire rire les témoins du futur marié et ceux à qui
elle fut rapportée. Marié, il ne cesse de déconcerter son
épouse par ses singularités.
Et c’est ici que Fréchette esquisse le portrait physique de
Jean-Baptiste Oneille. Il le fait en excellents termes, fort
expressifs:
« Il était d’une laideur épique. Non pas, il est vrai, de
cette laideur repoussante qui unit la bassesse de l’expression
à la hideur des traits, mais de cette laideur comique,
burlesque, qui attire les regards et provoque l’hilarité.
Ajoutons une perruque rouge queue de vache, hirsute, mal
peignée, qui ne veut jamais tenir en place, et l’on aura une
légère idée des attraits physionomiques de notre héros. Il
avait de petits yeux bridés, louchant ou biglant à volonté, et si
bien maîtrisés que souvent l’un d’eux riait à vous faire
éclater, pendant que l’autre pleurait à chaudes larmes. Ses
yeux, du reste, n’étaient pas seuls à posséder cette étrange
faculté de rire et de pleurer simultanément; il en était de
même pour son visage tout entier.
« Au milieu de ce bizarre mélange, s’épanouissait un nez
retroussé comme le pavillon d’un cor de chasse, au-dessus
d’une lèvre supérieure qui semblait s’allonger avec effort
pour maintenir une position normale. »
Il aimait à mystifier les gens du peuple. Comme il avait la
réputation d’être un homme très amusant, des paysans
arrivèrent un jour sur la place de l’église, lui demandant, à
lui, Jean-Baptiste Oneille, d’être présentés à cet homme qui
faisait rire tout le monde. Oneille s’empresse, promet de le
leur faire connaître s’ils veulent le conduire au faubourg. Ils
partent. Oneille les force à arrêter leur voiture à toutes les
maisons, il en descend, entre dans les magasins, pendant que
les bons paysans commencent à se désoler dans la crainte de
ne pas rencontrer le célèbre farceur.
Il leur avait dit de s’efforcer de le reconnaître d’après la
peinture qu’on leur en avait faite, mais les paysans, pris au
piège, ne le reconnurent pas. Après de longues courses,
finissant par s’impatienter, ils s’écrièrent: « Est-ce qu’on le
verra, une bonne fois, votre Oneille? » Alors, satisfait de la
durée de la plaisanterie, il se nomma à ces braves gens pris de
stupéfaction.
Il y a mille « drôleries » de ce genre. Un autre jour, un
paysan de peu d’esprit lui demande s’il connaît quelqu’un qui
vend du « son ». Jean-Baptiste répond qu’il en vend luimême.
Il prie ce paysan de le suivre, lui fait monter l’escalier
de la cathédrale cependant que celui-ci jure, peste contre un
homme qui place si haut le « son ». Arrivé dans la tour du
clocher, Oneille lui dit: « Voici du son à différents prix. J’en
vends à tous les baptêmes et à tous les enterrements. » Et il se
mit à agiter le battant d’une cloche.
Il ne se gênait pas pour plaisanter, et assez lourdement,
avec les évêques québécois.
Mais, une fois, il faillit perdre sa situation de bedeau.
C’était le jour de Pâques et à Québec cette fête est
toujours célébrée avec éclat. Les dignitaires ecclésiastiques
occupaient les stalles du choeur; Mgr Signaï officiait
pontificalement. Jean-Baptiste Oneille avait revêtu le grand
uniforme de cérémonie. Soudain, l’enfant de choeur qui se
trouvait le plus près de lui se met à bâiller. Ainsi des voisins
et des autres. Et voilà que les prêtres bâillent et l’archevêque,
et la nef remplie d’assistants. Quand le bâillement était sur le
point de cesser, Oneille se remettait à bâiller. La contagion
gagnait l’assistance. On s’aperçut d’où venait le coup. On rit.
Seul, l’archevêque entra dans une colère terrible, ordonnant
au bedeau de ne plus jamais reparaître devant lui.
Le lendemain, à l’heure où Monseigneur, d’habitude, se
faisait raser, il aperçut un homme qui avait retourné ses
habits, sa perruque, et qui, à reculons, s’avançait vers lui,
armé de son rasoir. La colère épiscopale tomba et il y eut
réconciliation...
Il devint malade en 1832, l’année du grand choléra à
Québec. Après avoir donné mainte preuve de dévouement, il
fut atteint par la terrible épidémie. Mais jusque dans la mort,
il montra de la gaieté. Les mots les plus réjouissants sortaient
de sa bouche. À l’abbé qui lui donna les derniers sacrements
et qui lui disait: « Maintenant, mon cher frère, vous allez
recevoir le corps et le sang de Notre-Seigneur... »
« N’oubliez pas la Sainte Vierge », fit le vieillard d’une voix
faible comme un souffle. À Faucher de Saint-Maurice qui lui
demanda si « ses affaires étaient arrangées »: « Elles n’ont
jamais été mieux liquidées, mon ami », répondit-il. Il guérit
et ne mourut qu’en 1836, âgé de quatre-vingts ans.
Grelot est une histoire tragique. Grelot symbolise
l’homme en proie à la fatalité, sur lequel s’acharne le
malheur. Une perpétuelle déconvenue le guette, l’accable: il
devient le jouet de son imagination et aussi de la méchanceté
des gens. Qu’est-ce donc que ce Grelot? Mais, avant de
raconter son histoire, il nous faut parler de l’événement qui le
fit connaître à Fréchette.
Au mois d’août 1860, Québec est en liesse. On attend le
prince de Galles qui visite le Canada et qui séjourne dans les
principales villes canadiennes. On a fait de grands
préparatifs; des arcs de triomphe ont été dressés; les édifices
publics et privés sont ornés de drapeaux. Un air de fête,
d’allégresse, flotte sur la ville, et la foule, grossie de minute
en minute, se presse sur le quai, venue là pour saluer le royal
visiteur. Québec présente l’aspect d’un immense théâtre
ouvert où les spectateurs, en nombre considérable, partagés
entre l’enthousiasme et le respect, attendent que le fils du roi
paraisse.
Un coup de canon retentit. C’est le signal des
applaudissements: la joie se donne libre cours. Des cris, des
acclamations. « Au fur et à mesure que les gros cuirassés
entraient dans le port, le premier enthousiasme faisait place à
une impression plus solennelle, et des murmures confus
comme le bruit des vagues succédaient de temps en temps à
la frénésie des vivats. »
Il arrive que, souvent, au milieu des grandes catastrophes
ou des événements importants, se produisent des faits
singuliers, sans rapport avec l’intérêt ou les passions du
moment. Cette fois-ci c’est Grelot qui, en marge de l’émotion
officielle, crée un incident.
Voyons comment Fréchette nous le dépeint: « Un
vieillard à cheveux blancs, hérissé, sale, dégoûtant,
déguenillé, avait réussi à rompre les lignes et descendait la
côte entre les deux haies de soldats, l’oeil féroce et la main
armée d’un énorme gourdin qu’il brandissait d’un air
farouche. » La foule, prise de rire, cria: Grelot! Grelot! Alors
ce fut une ruée des cavaliers pour éloigner ce loqueteux qui
menaçait les gens de son bâton et qui recevait en échange des
bordées de sifflets.
Le malheureux, étranglé de fureur, l’écume aux lèvres,
descendait toujours, essoufflé, suant, clopinant, lançant à
droite et à gauche je ne sais quelles malédictions qui se
perdaient dans la rumeur des cris de « Grelot! Grelot! »
Enfin le pauvre diable, épuisé, à bout d’haleine, trébucha
sur le pavé, tombant sur ses genoux. Les cris redoublèrent...
...Grelot!
« J’étais sorti, dit Fréchette, du collège quelques semaines
auparavant.
« Ce fut ma première expérience sérieuse des choses de la
vie.
« La même population, au même moment, sans passion ni
méchanceté, saluant par des acclamations enthousiastes, un
jeune étranger, beau, heureux, fêté, choyé, tout puissant, et
poursuivant de ses huées un pauvre vieillard privé de raison,
déshérité de tout, pliant sous le fardeau des tristesses de ce
monde, mourant de faim peut-être. »
Depuis ce jour, il devint le patira du public.
Chaque mauvais coup du sort amenait chez lui une crise
de révolte. Il injuriait tout le monde, il se répandait en
blasphèmes. On avait peine à reconnaître un humain dans ce
pauvre hère. Aussi, faut-il dire qu’il avait l’excuse de sa
fureur, car les gens ne l’épargnaient pas. Mais son existence
lamentable ne datait pas de la visite du Prince de Galles.
Michel Langlois -c’était son nom -alors, jeune, riche,
élégant, sortit un dimanche de l’église du faubourg de Saint-
Roch et fut bousculé par un des paroissiens. Voyant son
couvre-chef abîmé, il s’écria: « Satané Grelot ».
On ne l’appela plus désormais que du nom de Grelot. Il
rata tout, perdit ses biens. La malchance s’attacha à lui, ne
devait le quitter qu’à sa mort. Il se fâcha lorsqu’un flâneur se
mit à le désigner par ce sobriquet. Mal lui en prit, car les
enfants du village le pourchassèrent. La malignité publique
eut beau jeu à s’exercer; elle ne se fit pas faute de saisir
l’occasion qui s’offrait à elle pour l’accabler. Dénué de toute
volonté, n’ayant pas la force de réagir contre ces vexations
ridicules, il devint l’objet de la risée de la ville. Ce fut un
martyr de la malveillance collective.
Sous la persistance de ces persécutions qui, on peut
l’imaginer, devaient être affreuses dans une ville telle que
Québec, où il est bien difficile, ainsi que dans toutes les villes
provinciales, de trouver un abri secret, il était impossible que
le pauvre Michel Langlois ne se vit pas, un matin, changé en
une espèce de fou furieux.
Malgré cela, il ne parvint pas à désarmer ceux qui
s’étaient ligués contre lui. On fut sans pitié; pas une âme
généreuse ne prit sa défense. Chose curieuse, le jour où on le
laissa tranquille, il s’ennuya de ne plus être tourmenté. Il en
était arrivé à aimer les mauvais traitements; il recherchait
ceux qui lui faisaient le plus de mal.
C’était un être de sensibilité maladive que ce Grelot, un
pauvre hère que s’est plu à dépeindre Louis Fréchette, une
caricature de Valjean, serré de près par le malheur, mais qui
n’en triomphe jamais, comme le héros de Victor Hugo, et
bien plutôt en est constamment écrasé. Il vit en marge de la
société, des hommes, des lois. Son domaine propre est la
bizarrerie; une sorte de délire rageur empoisonne le moindre
de ses actes. L’idée fixe le possède, le martyrise. Il va
jusqu’au bout des tourments qu’elle lui propose; il se ronge
l’esprit et le coeur. Un mauvais génie a voulu qu’il fût la
proie d’un tel mal.
Ce récit de Fréchette est fort dramatique; on s’apitoie sur
ce malheureux qui se déchire lui-même et que la méchanceté
humaine a rendu fou.
Une description de Québec: c’est dans cette ville que va
évoluer Drapeau, homme bizarre. Il a la phobie de l’Anglais;
il personnifie un type fort connu dans Québec à l’époque où
ce récit nous est narré, et dont il nous est resté encore des
exemplaires attardés. En ce Canada lointain, on ne soupçonne
pas, on ne soupçonnait pas, du moins, il y a quelques années,
combien était demeuré vivace, agressif, ombrageux, l’amour
de la France... Depuis que des relations de plus en plus
suivies sont en train de s’établir entre les deux pays, que des
voyageurs d’aujourd’hui sont allés en terre canadienne, on
s’est rendu compte de la force du souvenir français.
Le récit de Drapeau s’ouvre par la description de Québec.
« Le soleil plongeait tout rouge derrière les couronnements
massifs et sombres de la ville que l’on a appelée le Gibraltar
de l’Amérique, allumant des lignes d’or et des aigrettes de
flamme à l’angle des pinacles, des dômes, des clochers à jour
étagés aux flancs du promontoire. » Ces pinacles, ces dômes,
ces clochers, c’est bien Québec.
Maintenant, un aperçu de la basse ville peinte dans la note
juste: « La basse ville s’enveloppait de nuit, jusqu’aux arêtes
du Cap Diamant dont la masse noire enténébrait le fleuve,
tandis que l’embouchure du Saint-Laurent et son vaste
estuaire se teintaient de rose et de lilas sous les lueurs du
crépuscule qui, des hauteurs de Charlesbourg, épanouissait
son éventail dans le ciel.
« Sur les pentes de Beauport, des alternatives de taches
brunes et de flaques de lumière, variables d’aspect comme un
décor de féerie, allaient se perdant, lentement, et une à une
dans l’élargissement des ombres et l’effacement de la
perspective ». La ville et ses environs, ses aspects
pittoresques sont notés par le conteur. Il voit, il sait voir.
« Devant moi, la ville crénelée, assise dans le noir et le front
nimbé d’apothéose, se ceinturait d’une myriade de petits
points d’or multipliés à l’infini dans le frissonnement des
vagues ». C’est la vieille capitale du Canada au moment où
elle offre à tous, à la nuit, aux lumières artificielles, le
charme de sa vétusté. Elle revit sous les mots du poète. Le
conteur nous traduit l’enchantement nocturne de la cité,
enchantement fait de mélancolie qui se dégage d’un paysage
non dépourvu de grandeur. Il rêve, il écoute les voix du
passé, de la ville bourdonnante de vie actuelle. Il les mêle et
se sent envahir par la tristesse de cette heure. « À mes pieds,
du pont des navires à l’ancre ou du foyer rougeâtre des
grands radeaux endormis dans les enfoncements de la côte,
une voix isolée s’élevait par intervalles, mêlant sa note
mélancolique aux derniers bruits du jour.
« Et la nuit descendait, noyant dans l’obscurité, comme
une marée montante, les pics, les maisons, les rochers et les
bois, tandis que le Saint-Laurent, de plus en plus assombri, et
se laissant à peine deviner dans l’ombre, semblait ne pas
troubler la paix de l’heure sereine, retenir sa respiration de
géant assoupi. »
Cela est vu et senti. Fréchette n’a rien écrit de mieux.
Cette description forme un cadre à son sujet, à l’histoire
touchante qu’il va narrer. Ce Drapeau est un type des plus
attachants. Nous savons qu’il détestait l’Anglais. Il nous reste
à vous apprendre qu’il était fou.
C’est un fou en qui la haine héréditaire du vainqueur s’est
transmise. Il appartenait à une famille dont les ascendants
virent la cession du Canada à l’Angleterre. Placide Drapeau
fut une sorte de héros qui, à la suite de grands chagrins,
perdit la raison. Dans sa famille, le patriotisme était à base de
folie, ou plutôt la folie venait de l’excès du patriotisme. Le
grand-père avait vu, avec un chagrin immense, les Anglais
prendre possession de Québec. Pendant longtemps il avait
espéré que la France redeviendrait maîtresse de son ancienne
colonie. Il abhorrait les nouveaux maîtres du pays. Sa haine
se manifestait par des révoltes, des discussions
intransigeantes.
Quand la nouvelle du traité de Paris, fixant le sort du
Canada, fut connue, des protestations irritées surgirent. On ne
voulait pas se faire à l’idée d’un tel abandon; on s’indignait
contre un roi qui, aux yeux des Canadiens de ce temps-là,
oubliait les efforts, les luttes de ses sujets d’Amérique pour
ne sacrifier qu’aux nécessités de la politique européenne. Les
Canadiens voulaient garder leur qualité de Français; ils
affirmaient hautement leur volonté de vivre, de mourir fidèles
à leur origine.
Le clergé, pour éviter des tueries et des calamités plus
grandes, adopta une tactique conciliante; en chaire il prêcha
au peuple la soumission.
« C’est maintenant le pouvoir établi, mes frères, disait
chaque pasteur au prône du dimanche; c’est l’autorité
légitime: Dieu commande de vous soumettre et d’obéir. »
Fréchette résume ainsi le discours que les prêtres tenaient
à leurs ouailles. Le curé de Saint-Michel de Bellechasse
développa ce thème, mais Drapeau, le grand-père de notre
héros, se leva dans l’assistance et s’écria: « Monsieur le curé,
voilà assez longtemps que vous prêchez pour les Anglais,
prêchez donc un peu pour le bon Dieu maintenant. » Cette
interruption fit scandale. Deux paroisses, à ce moment-là,
furent frappées d’excommunication. Et les excommuniés
moururent sans s’être réconciliés avec Dieu. Drapeau,
bouleversé par l’énormité de l’acte qu’il venait d’accomplir,
sortit de l’église ayant perdu la raison, chantant à pleine voix
le refrain des Ardennes:
À cheval, gens d’armes!
A pied, Bourguignons!
Montons en Champagne,
Les Anglais y sont.
Ce patriotisme excessif passa de père en fils. Pierre,
l’enfant de cet homme, épousa toutes les idées de son père.
Celui-là avait le génie des affaires, mais ses idées
patriotiques troublaient son cerveau. Il détestait la
domination anglaise, et, chaque fois qu’il revenait de Québec,
il ne tarissait pas d’injures à l’adresse des nouveaux maîtres
du pays. Et Fréchette lui fait tenir le langage suivant:
« Maudits Anglais, il y en a plein les rues. Des guérites à
toutes les portes; des baïonnettes dans tous les coins!
Toujours quelques frégates qui débarquent des canons. On
n’est plus maître chez soi!... Québec n’est plus qu’une
fourmilière de goddems. Est-ce qu’on ne fera pas sauter cette
vermine? Ah! si le Bonaparte pouvait donc venir!... »
On crut, chez les Canadiens français, qu’en effet, le
général corse descendrait dans la vallée du Saint-Laurent
pour reprendre aux Anglais la colonie qu’ils avaient arrachée
à la France. La rentrée de Bonaparte en France, après le
séjour à l’île d’Elbe, enthousiasma les esprits. La surprise et
la déception furent grandes lorsqu’on apprit, un peu plus tard,
que Napoléon avait été vaincu à Waterloo. Un bateau anglais,
venu dans le port de Québec, apporta la nouvelle de la défaite
de l’empereur. Le canon retentit; des musiques militaires
jouèrent le God save the King. Ce fut un rude coup pour
Pierre Drapeau. Secoué de sanglots, il rentra chez lui en
chantant, comme jadis son père au sortir de l’église, le refrain
des Ardennes. Il venait de perdre la raison. Alors commença
pour Drapeau et sa famille toute une série de malheurs. La
ruine s’abattit sur sa maison et il mourut de misère.
Charles, son fils, abandonna le domaine paternel,
s’embaucha dans les chantiers. Il connut la plus rude des
existences; l’hiver, dans les bois de l’Ottawa; le printemps,
avec la « gaffe du flotteur », on le vit sur les trains de bois
qui descendait le fleuve ou dans les anses de la Pointe-Lévis
« avec la hache de l’équarrisseur à la main ».
Mais ce n’étaient pas les duretés de sa nouvelle existence
qui le faisaient le plus souffrir. Il se montrait furieux d’être
obligé de travailler pour les Anglais.
Or, cela se passait aux environs de 1837, l’année de
l’insurrection canadienne. Papineau, sur les tribunes,
revendiquait la liberté. On l’acclamait partout; on croyait en
l’efficacité de son action politique et que par elle la liberté
tant désirée nous serait enfin donnée. Après l’assemblée des
cinq comtés, Charles Drapeau, gagné par l’enthousiasme,
voulant attiser les séditions encore sourdes, s’arma du fusil
de son grand-père en chantant le refrain connu:
À cheval, gens d’armes!
A pied, Bourguignons!
Montons en Champagne,
Les Anglais y sont.
On ignore s’il fut à Saint-Denis, à Saint-Charles, ou s’il
s’enrégimenta dans les bataillons de Chénier à Saint-
Eustache. On rapporte, cependant, qu’un Drapeau se
distingua par son ardeur au combat. Plus tard, on le revit à
Québec. Ses cheveux étaient devenus blancs. Comme ses
ancêtres, il avait perdu la raison et nourrissait toujours une
haine farouche des Anglais. À Lévis, les gens le voyaient
gravir un des escarpements de cette ville, et là, à la façon de
son grand-père, abîmé dans une sombre méditation, il ne
rompait le silence qu’au moment où le canon retentissait.
Alors, c’étaient des cris, des injures, des imprécations.
Il était suivi d’une foule d’oisifs et de gavroches. On ne
l’insultait pas; il excitait même la pitié. Il s’éteignit au milieu
de sa folie, et au prêtre, qui s’efforçait de ramener la lumière
dans son cerveau, il murmura à travers l’agonie, le refrain des
Ardennes:
À cheval, gens d’armes!
A pied, Bourguignons!
Montons en Champagne,
Les Anglais y sont.
La galerie des grotesques continue. C’est un défilé de
figures dont quelques-unes sont pittoresques, d’autres sans
grand relief, à coup sûr bizarres, mais dont la bizarrerie peut
constituer peut-être un élément d’intérêt, comme dans le cas
de Chouinard, espèce de bohème errant. Mendiant sur les
grandes routes, il va par monts et par vaux; c’est l’homme à
tout faire, serviable à merci. Comment vit-il? Ah! de
l’existence la plus frugale. Avec cinq sous par jour. Cela lui
suffit. Il a l’habitude de la gêne. C’est un mendiant-né qui
supporte sa destinée avec le sourire. La simplicité de son âme
transparaît dans ses mots et ses actes. Il a des amis, une
clientèle de gens qui s’attache à ses trousses: celle qui
s’amuse des riens, des jobarderies.
De Lévis, il se rendait à pied à Kamouraska, à Matane.
Les facteurs étaient rares dans la région qu’il habitait; il
portait les lettres de tout le monde, d’un endroit à l’autre.
Pour un salaire dérisoire, il faisait des courses interminables.
Souvent, il en avait plusieurs, dix, vingt, trente. Il n’épargnait
pas son temps, ni sa personne; il était tout à tous, avec
bonhomie, exubérance, fierté. Il mettait son plaisir à rendre
les autres heureux.
Dans ses longues tournées, il n’était arrêté par aucune
raison de mauvais temps. La pluie, la neige, le vent, le froid,
ne l’empêchaient pas de servir, de se dévouer. L’hiver, on le
rencontrait sur les routes neigeuses, riche de son dévouement,
débordant d’humeur joyeuse. Son endurance surprenait; on
s’étonnait de le voir, de le savoir sur des chemins où les plus
aguerris contre la mauvaise température n’osaient pas
s’aventurer. Il avait l’air d’un bonhomme de neige, jailli de la
plaine ensevelie sous le froid et le verglas. Coiffé d’une
casquette de peau de chat qui lui cachait les yeux, spectre
mouvant, en lutte contre les éléments décharnés, les doigts
craquelés de froid, il soufflait dans sa trompe pour se donner
du coeur et signaler son arrivée ou son passage.
Le soir venu, il recevait l’hospitalité des familles riches
ou pauvres. Il réchauffait ses membres gelés près du feu. Il
riait avec une gaieté d’enfant. Il causait; on le faisait causer.
La conversation oscillait entre ses impressions sur le mauvais
temps et ses courses quotidiennes.
Pour les écoliers du collège de Sainte-Anne de la
Pocatière, il représentait tout un monde. Aussitôt qu’il
arrivait, on l’entourait, on se mettait à rire, à chanter.
Chouinard aimait à s’arrêter là. Il adorait être entouré, flatté.
Cela lui créait une espèce de paternité idéale; il épousait les
soucis, les chagrins, les joies des élèves. Il se faisait le
commissionnaire d’heureuses nouvelles auprès des parents; il
leur apportait aussi des lettres de leurs fils. Une lettre qui
n’est pas mise au bureau de poste, qui n’est point lue par le
directeur du collège, c’est presque un fruit défendu.
Les jeunes élèves le chargeaient donc de commissions; ils
le priaient de transmettre aux parents leurs désirs, leurs
plaintes, leurs remerciements pour « douceurs » envoyées.
Des conversations s’engageaient entre Chouinard et les
écoliers. Ils voulaient être mis au courant des moindres
événements qui avaient pu se produire au village, dans leurs
familles.
On le taquinait de mille façons et quelquefois assez
baroques. Chouinard avait un langage à lui de paysan, à demi
articulé. Il arrachait le rire par ses déformations de mots. Il
parlait un patois en usage parmi le bas peuple.
Ainsi, pour dire scélérats aux élèves qui l’assaillaient, il
s’écriaient: Scérélats, vérolutionnaires; le drapeau de
Carillon devenait sur ses lèvres le drayon de Caripeau. Une
maison de corruption pour correction; un p’tit pot d’gré pour
un typographe, chimaigres au lieu de chimères, conversation
des pécheurs, au lieu de conversion des pécheurs; cathédrale
dans l’oeil (cataracte); pilunes pour le ver Saint-Hilaire
(pilules pour le ver solitaire); les résipères (érisypèles), les
maladies de longueur (langueur), les enflammations de Père
Antoine (péritoine), les enfants morts de conclusion
(convulsions), etc., etc.
Ses prières à Dieu ne laissaient pas d’être bizarres.
L’oraison dominicale ne se reconnaisait plus. Il disait:
« Pater Noster, purgatoire credo in Deum l’ordre et le
mariage, sans exagération ni excuses, nostris infunde, péché
mortel, péché véniel, christum robiscum, pauvre homme,
ainsi soit-il. »
La Salutation angélique débutait de la façon suivante:
« Nagez Maria, et se terminait par ces mots: La p’tite Laure a
Narcisse et la grosse Philomène et in hora mortis nostroe,
amen. »
Renovavit était traduit ainsi: Le traîneau va vite, A porta
inferi, par apportez la ferrée, sedes sapientiae, par ses treize
sapins sciés.
Mors stupebit (marches-tu, bibitte).
Benedicta tu, (L’bom Baptiste Têtu).
Vas spirituale (Va ous’tu pourras aller).
Adjuvandum (belle jument d’homme).
Qui es in coelis (qui est-ce qui sait lire).
Sanctificetur nomen tuum (son p’tit fils Arthur ramène-t’y
l’homme).
Sed libera nos a malo (de Saint-Morissette à Saint-Malo).
Chouinard mourut gelé dans la neige, sur les côtes de
Matane, étant allé y porter une lettre.
Voici maintenant Cotton, une curieuse espèce de
cénobite, aux allures mystérieuses et hypocrites. Il avait
établi sa demeure sur l’une des montagnes qui entourent
Kamouraska. Il y vivait seul, de la charité des gens, de ce que
les enfants allaient lui porter. Il s’était querellé avec le curé;
on ne le revoyait plus à l’église. Considéré comme un type à
part, il disparaissait certains jours de l’année. Il revenait
chargé de provisions et d’argent. Les « bonnes femmes »
expliquaient ce mystère en disant qu’il avait été enlevé par
les anges, qu’il redescendait ensuite sur la terre. Quant à lui,
il demeurait muet sur ses absences.
Il était curieux d’aspect physique. Fréchette le décrit de la
façon suivante:
Le dos voûté, le cou long, mince et fortement sillonné par
la protubérance des tendons, l’oeil chassieux et fuyant, la
démarche hésitante, il paraissait avoir vieilli avant le temps,
et cependant, dans sa chevelure claire et filandreuse, comme
dans sa barbe rare et mal peignée -toutes deux d’un roux
jaunâtre et sale -pas un poil ne faisait mine de grisonner.
Rien d’animé dans sa figure aplatie et blafarde. Le sang
extravasé par ci par là dans les tissus cutanés, surtout aux
pommettes, faisait contraste avec la pâleur des lèvres et
l’entourage de bistre qui cerclait ses yeux éteints. Les
cheveux rares séparés par une raie au milieu du front, mode
tout à fait inusitée à cette époque, se collaient sur les tempes
et derrière les oreilles, s’allongeant en longues mèches plates,
et se relevant un peu aux extrémités, sur le collet d’un
vêtement de cotonnade bleue, moitié blouse, moitié
soutanelle. Une façon de pantalon chinois en serge noire, qui
lui tombait à peine à la cheville, des chaussettes de laine
blanche, des pantoufles de cuir jaune, deux doigts de flanelle
autour du cou, des tampons d’ouate dans les oreilles
complétaient l’accoutrement.
L’homme marchait la tête un peu inclinée sur l’épaule
gauche, à petits pas, les genoux serrés, saluant à chaque
parole, se frottant sans cesse l’une contre l’autre ses mains
aux jointures noueuses, quand il ne les tenait pas dévotement
croisées sur sa poitrine rentrante. En somme, une tournure de
papelard.
Accompagné de quelques amis, Fréchette est allé voir cet
ermite et cela constitue le fond du récit.
Un jour de vacances, en compagnie de deux camarades de
collège, Charles et George -ce dernier, gibecière sur la
hanche et fusil à l’épaule -je me dirigeais, dès le matin, vers
la montagne de l’anachorète, déterminé à faire l’ascension,
tâche assez facile, du reste, pour mes jarrets de seize ans.
Nous fîmes le tour de la cabane, gravîmes quelques
marches, et, au pied du léger talus sur lequel se dressait le
piédestal d’une immense croix toute bardée de fer blanc,
nous aperçûmes, à genoux et nous tournant le dos, un être
singulier, les bras étendus, dans l’attitude de la plus profonde
contemplation.
Il ne bougeait pas.
George toussa.
Même immobilité.
Nous toussâmes à notre tour, et consciencieusement.
Alors l’homme eut un soubresaut, se leva, fit un grand
signe de croix, se retourna vers nous comme un automate,
puis, simulant la plus vive surprise, et prenant tout à coup les
manières les plus obséquieuses:
« Ah! pardon, mes frères! dit-il d’une voix traînante et
nasillarde qu’il s’efforçait de rendre aussi onctueuse que
possible en affectant des intonations féminines, pardon de ne
pas vous avoir entendus plus tôt. J’étais dans le Seigneur. »
Fréchette, avec ses amis, fut reçu comme un prince. Le
solitaire leur servit un bon repas qu’il égaya de patenôtres et
de papelardises. Ce solitaire semblait dénué d’imagination; il
éprouvait devant la nature une admiration froide qui se
traduisait par un seul mot: « C’est beau! » Il l’admirait sans
phrases, comme une brute.
C’est également un bien étrange type que Grosperrin,
poète populaire, tour à tour chansonnier, organisateur de
conférences, et pince-sans-rire.
Louis Fréchette nous le dépeint ainsi: « Vêtements
chiffonnés, tête chiffonnée, nez chiffonné, tournure
chiffonnée; tout cela ne contribuait pas à en faire un
personnage imposant. »
Il était repoussant avec sa barbe et ses grands cheveux
châtains sales, sa bouche carrée et ses yeux bleu faïence, trop
rapprochés sous des sourcils en broussaille où s’arquait
parfois je ne sais quel bizarre accent circonflexe, -peut-être
cet angle mystérieux dont le sommet sépare le génie de
l’aliénation mentale. Ajoutez un ruban rouge flambant autour
d’un chapeau de feutre qui n’était pas neuf, et vous voyez
Grosperrin d’ici.
Fréchette incline à croire que c’était un mystificateur qui
se moquait de la foule. Il en profitait pour écouler sa modeste
industrie de vers et de chansons. Il cumulait deux métiers:
celui de savetier et celui de rimailleur. Fréchette a conservé
les poésies de ce rimeur. L’une s’intitule: « La Muse
Populaire de Grosperrin; réponse à une lettre d’insultes. »
Il se prétendait proscrit de l’Europe et entretenait les plus
curieuses légendes sur son origine. Il était connu des
souverains, il le disait du moins; il aimait à chanter une
chanson qui avait été goûtée par la Reine d’Espagne.
Par ailleurs, il se vantait d’avoir refusé les faveurs
royales, racontait qu’il avait répondu aux envoyés de la Reine
d’Espagne, qui le faisait mander, par les paroles suivantes:
« Allez dire à votre maîtresse que les vers du philosophe
Grosperrin sont trop beaux pour servir de jouets aux
persécuteurs de l’humanité. »
Dans les productions poétiques de Grosperrin il entre de
tout: romances de saule pleureur, refrains bachiques,
grivoiseries, stances, satires politiques, philippiques à
l’emporte-pièce. C’est un poète burlesque, bariolé, farci de
grossièretés.
Il ne se contentait pas seulement de composer des vers, il
chantait et déclamait tour à tour. Chansonnier, il s’attaquait à
tous les thèmes. Il avait une chanson sur les dentistes, une
autre sur les clochers, celle-ci sur le Prince de Galles, celle-là
sur les patineuses, la citadelle, le beau temps, les amoureux...
L’une de ses brochures portait le titre suivant: Les vrais
misérables, poésies incomparables du philosophe
Grosperrin. Prix 6d. ou 50 centimes. Jersey, 1861.
Ses opinions sur Hugo méritent d’être citées pour leur
drôlerie. Il en parlait avec hauteur, comme d’un poète bien
inférieur à lui, ou comme son rival.
(Les Misérables venaient de paraître.)
On parle beaucoup de Hugo. Pardi, c’est pas difficile de
se faire un nom quand on a des avantages. Il sait
l’orthographe, lui. Il peut écrire ses vers lui-même.
(Grosperrin ne les écrivait jamais. Il allait chez l’éditeur et les
faisait imprimer sur le champ.) C’est sa supériorité sur moi.
Mais tout le monde vous dira que ses poésies ne peuvent être
comparées à celles de Grosperrin, philosophe-cordonnier. Il
le sait bien, du reste; et c’est pour cela qu’il n’a jamais pu me
sentir, mais je m’en fiche un peu, par exemple! Victor Hugo
n’est pas autre chose qu’un aristo, tandis que moi, je suis un
homme de génie. Voilà! Je ne lui envoie pas dire.
Tel est Grosperrin, poète, anarchiste, révolutionnaire et
qui, dans son volume de poésies, fulmine contre Louis-
Philippe, Victor-Emmanuel, Napoléon III, tous les souverains
de l’Europe, et qui loue les révolutionnaires tels que
Garibaldi.
Dominique! Celui-ci se moque de Monsieur le Curé, et
pour cause. Songez donc que son grand-père, échappé d’un
naufrage, avait offert à l’église Saint-Joseph, en
remerciements pour protection reçue du Ciel, une petite
frégate finement travaillée. Or, le curé, après l’avoir
accrochée quelque temps au mur de l’église, la fit reléguer
dans le grenier parce qu’elle était un objet de distraction
durant les offices religieux. Le petit-fils du donateur s’en
déclara froissé. Il vit là une sorte de profanation et en conçut
un vif ressentiment. Peu de temps après, il lui arrivait, par
intermittences, de perdre la raison. Sa folie, sans être
furieuse, se manifestait avec éclat. Il allait partout, semant ses
prédications car il avait la manie prêchante. Il soulevait les
rires, les encouragements de ses auditeurs. Et il rêvait
toujours de « réhabiliter » la frégate de son grand-père. Dans
cette intention, il se rendait chez le curé du village voisin
avec qui il conférait sur les moyens de transporter dans son
église cette frégate qui possédait, à ses yeux une valeur d’art
extraordinaire. Il rêvait de manifestations publiques
enthousiastes, d’un déploiement de Saint-Jean-Baptiste:
cortège, processions, paroissiens en tenue du dimanche.
Que de courses inutiles, que de discours dont l’éloquence
chaleureuse s’épancha en pure perte. Il s’épuisait en allées et
venues. Il n’arrivait à convaincre personne de la nécessité de
transporter dans l’église de la paroisse voisine la petite
frégate reléguée au grenier.
Ces agitations d’un fou assez inoffensif étaient fécondes
en loufoqueries. Dominique se fabriquait une longue croix
aux bras de laquelle il faisait clouer ou attacher ce qu’il
pouvait trouver de bouquets artificiels, de franges, de
bibeloteries, de rubans de toutes couleurs. Il s’en allait sur les
routes, demandant à chacun d’orner cette croix. On se prêtait
volontiers à sa manie: bouquets, rubans s’amoncelaient.
Quand elle disparaissait sous les objets donnés, il se mettait à
chanter des cantiques et à prêcher. Son langage s’inspirait de
la Bible.
« Je suis venu parmi les miens et ils ne m’ont pas
reconnu. »
« J’arriverai comme un voleur. »
« Je détruirai le Temple et je le rebâtirai en trois jours. »
« Je suis venu apporter la guerre et non la paix. »
Toutes les images sacrées y passaient. Une foule de
curieux s’amusaient de ces démonstrations burlesques.
Voilà le type, le détraqué, l’un des détraqués les plus
étranges des contes de Louis Fréchette, etc.
Nous avons maintenant une idée assez complète de ces
récits en prose. M. Halden dit à propos des Originaux et
Détraqués: « Fréchette excelle à faire vivre le bonhomme
qu’il nous présente, à le caractériser d’un trait énorme, à côté
duquel tout disparaît. Il nous montre des personnalités
rudimentaires, des âmes à l’état très simplifié, livrées au
monodéisme, dirions-nous, si nous ne craignions d’emprunter
un des plus vilains termes à la psychologie expérimentale. »
Fréchette se montre, en effet, heureux dans la peinture de
ces grotesques. Il note les moindres détails de la vie de ses
personnages. Il les voit, tente de nous restituer leur
physionomie; il enregistre tout ce qui peut nous aider à la
connaissance de l’homme dont il nous expose les prouesses:
actes, paroles, mouvements des corps, grimaces du visage. Il
s’attache aux étrangetés et s’y complaît, croyant être dans la
bonne voie du réalisme. Pas de psychologie fatigante, pas
même l’ombre de psychologie. Si ces originaux et ces
détraqués ne se prolongent pas dans une vision profonde, si
leur évocation ne se grave pas dans notre imagination, tels
qu’ils sont, ils peuvent néanmoins intéresser. Leurs portraits
physiques sont fort réussis. Visiblement Fréchette s’est
appliqué à nous en donner une reproduction vivante et
colorée.
Voilà une galerie où s’est rangée une série de visages
canadiens, revus, recréés par Fréchette. Il leur a laissé
beaucoup de leur vérité naturelle. Dans leurs manies se
reflètent leur âme, triste ou gaie, influencée par le destin et
brisée par lui. Des descriptions heureuses, quelque chose de
l’âme locale d’un petit pays se révèle à travers ces pages et
ces types populaires.
Il serait vain d’écrire à leur propos le mot d’universalité.
Ce sont des types purement locaux, purement québécois,
d’une époque aujourd’hui révolue. Ce sont des « accidents »
dans l’existence d’une petite ville; on n’en retrouve plus
aujourd’hui qui puissent leur être comparés. Les types de
maintenant n’offrent pas de parenté avec eux; ils sont
amusants pour d’autres raisons. Oneille revivant, n’aurait
probablement plus le même succès. On ne le trouverait plus
digne d’attention.
Ces types ont été emportés par la vague du temps, avec
cette naïveté, qui faisait la fraîcheur d’âme et d’esprit des
Québécois de jadis.






La Noël au Canada
La Noël au Canada, c’est peut-être son meilleur livre de
prose, quoiqu’il ne nous semble pas présenter des qualités
bien supérieures à celui que nous venons de résumer à larges
traits. Il a seulement été plus lu, mieux goûté.
De ces récits, il faut sans doute mettre à part Tom Caribou
et Titange où s’épanouit l’idiome québécois, ce parler
populaire qui n’est compréhensible qu’à une oreille
canadienne. Dans la bouche du paysan et de l’ouvrier, il a
beaucoup de saveur: une saveur grasse, épaisse, pleine de
relents d’épices. On aimerait que le paysan, seul, parlât ce
langage. Il n’est pas bien sûr que l’on ne le retrouve pas chez
des gens qui croient s’exprimer comme Bossuet et Fénelon.
Des souvenirs de Fréchette est né La Noël au Canada. Il a
recueilli ses émotions d’enfant et d’homme mûr. En les
transcrivant, il a eu l’impression de réveiller un monde
endormi de choses fraîches et charmantes, cette pureté
d’antan, cette candeur d’âme devant la vie, la prise de contact
avec un univers vieilli et qui, pour lui, avait un air de
découverte.
Dans sa préface, il avoue ne pas prétendre à rajeunir un
thème sur lequel tant de poètes et d’écrivains ont écrit, et
parfois des chefs-d’oeuvre. Son seul désir est de faire cadeau
à ses enfants -le livre leur est dédié -de quelques fables qui
ont souri à son enfance, de quelques contes qu’il a retenus.
Petite Pauline, Le Violon de Santa Claus, La Bûche de
Noël, Ouise, Jeannette, Tempête d’Hiver s’adressent à des
enfants. On devine qu’ils sont d’une grande naïveté. Plaçons206
les dans ce que l’on est convenu d’appeler la littérature
enfantine.
Une Aubaine, La Tête à Pitre révèlent un effort plus
sérieux d’imaginer, de faire vivre une histoire. Mais à tout
prendre, ce sont de frêles figures qu’en pressant avec les
doigts on verrait tomber en poussière. Ne soyons pas si
cruels, car elles établissent un contraste certain avec d’autres
visages qui sont plus consistants, qui manifestent une santé
aussi éclatante que celle de leur créateur.
Et je vous présente Jos Violon.
Jos Violon! Pourrons-nous en parler avec quelque liberté?
Non pas que nous voulions en dire du mal, mais le situer à sa
vraie place. Il manque tout à fait de poésie, mais il est copié
sur la réalité. Il l’épouse dans toute sa crudité. Il parle comme
il marche, respire, chante. À cause de cela, il est très
attachant. Véritable paysan, mais qui n’a rien d’endimanché.
Il est vrai comme la nature dont il est issu, le sol rempli de
gravier, de blé, de fruits et d’or. Il est exemplaire et
symbolique.
Jos Violon est un homme de chantier. Durant sa jeunesse
il a mené une existence aventureuse, difficile, remplie
d’événements extraordinaires. Un soir de Noël chez le
forgeron Bilodeau, les invités le prient de narrer une histoire,
un conte de Noël. Il consent volontiers et fait le récit d’une
nuit de Noël dans le chantier où il travaillait. Il y connut un
type singulier nommé Tom Caribou. Cet homme n’avait peur
de rien: ni de Dieu, ni du diable. Il n’avait pas son pareil: et
puis grand buveur, ivrogne fieffé.
Toujours que, pour parler, m’a dire comme on dit, à mots
couverts, Tom Caribou ou Thomas Baribeau, comme on
voudra, était un gosier de fer blanc première qualité, et pardessus
le marché, faut y donner ça, une rogne patente;
quelque chose de dépareillé.
Quand je pense à tout ce que j’ai entendu découdre contre
le bon Dieu, la Sainte Vierge, les anges et toute la saintarnité,
il m’en passe encore des souleurs dans le dos.
Il inventait la vitupération des principes.
Ainsi parle Jos Violon que nous allons citer au cours de
ce résumé.
Ah! l’enfant de sa mère, qu’il était chéti, c’t’ animal-là!
Ça parlait au diable, ça vendait la poule noire, ça reniait
père et mère cinq six fois par jour, ça faisait jamais long
comme ça de prière: enfin, je vous dirai que toute sa gueuse
de carcasse, son âme avec, valait pas, sus vot’ respèque, les
quat’ fers d’un chien. C’est mon opinion.
Y avait pas manque dans not’ gang qui prétendaient
l’avoir vu courir le loup-garou à quat’ pattes dans les champs,
sans comparaison comme une bête, m’a dire comme on dit,
qu’a pas reçu le baptême.
Tant qu’à moi, j’ai vu le véreux à quat’ pattes ben des
fois, mais c’était pas pour courir le loup-garou, je vous le
persuade; il était ben trop soûl pour ça.
Tout de même, faut vous dire que pendant un bout de
temps, j’étais un de ceux qui pensaient ben que si le
flambeux courait queuque chose, c’était plutôt la chasse208
galerie, parce qu’un soir Titoine Pelchat, un de nos piqueux,
l’avait surpris qui descendait d’un grot’ abre, et qui avait dit:
« Toine, mon maudit, si t’as le malheur de parler de d’ça, je
t’étripe fret, entends-tu? »
Comme de raison, Titoine avait raconté l’affaire à tout le
chantier, mais sous secret.
Si vous ne savez pas ce que c’est que la chasse-galerie, les
enfants, c’est moi qui peux vous dégoiser ça dans le fin fil,
parce que je l’ai vue, moi, la chasse-galerie.
Oui, moi, Jos Violon, un dimanche midi, entre la messe et
les vêpres, je l’ai vue passer en l’air, dret devant l’église de
Saint-Jean-Deschaillons, sur mon âme et conscience, comme
je vous vois-là!
C’était comme qui dirait un canot qui filait, je vous mens
pas, comme une ripouste, à cinq cents pieds de terre pour le
moins, monté par une dizaine de voyageurs en chemise
rouge, qui nageaient comme des damnés, avec le diable
deboute sus la pince de derrière, qui gouvernait de l’aviron.
Même qu’on les entendait chanter en réponnant avec des
voix de payens:
Vlà l’ bon vent! Vlà l’ joli vent!
Mais il est bon de vous dire aussi que y a d’autres
malfaisants qu’on pas besoin de tout ce bataclan-là pour
courir la chasse-galerie.
Les vrais hurlots comme Tom Caribou, ça grimpe tout
simplement d’un âbre, épi ça se lance su une branche, su un
bâton, su n’importe quoi, et le diable les emporte.
Pour fêter la nuit du 24 décembre, les compagnons de Jos
Violon reçoivent des hommes d’un chantier voisin
l’invitation d’aller la passer avec eux. Un missionnaire, venu
du Nipissingue, doit y dire la messe.
Batche! qu’on dit, on voit pas souvent d’enfants-Jésus
dans les chantiers, ça y sera!
On n’est pas des anges, dans la profession de voyageurs,
vous comprenez, les enfants.
On a beau pas invictimer les saints, et pi escandaliser le
bon Dieu à coeur de jour, comme Tom Caribou, on passe pas
six mois dans le bois et pi six mois sus les cages par année
sans être un petit brin slack sus la religion.
Mais y a toujours des imites pour être des pas grandchose,
pas vrai! Malgré qu’on attrape pas des crampes aux
mâchoires à ronger les balustres, et qu’on ne fasse pas la
partie de brisque tous les soirs avec le bedeau, on aime
toujours à se rappeler, c’pas qu’un Canayen a d’autre chose
que l’âme d’un chien dans le moule de sa bougrine, su vot’
respèque.
Ça fait que la tripe fut ben vite décidée, et toutes les
affaires arrimées pour l’occasion.
Y faisait beau clair de lune; la neige était snog pour la
raquette; on pouvait partir après souper, arriver correct pour
la messe, et être revenus flèche pour déjeuner le lendemain
matin, si par cas y avait pas moyen de coucher là.
Tom Caribou refuse de les accompagner, reste seul à la
« cabane » dont le patron lui confie la garde.
Jos Violon part donc avec ses compagnons. Ils sont de
retour au petit matin. La surprise est grande de ne pas
apercevoir un filet de fumée qui s’échappe d’habitude de la
cheminée. Ils trouvent la porte de la cabane ouverte et Tom
Caribou absent. Munis de fusils, ils vont, à travers la forêt,
pour tâcher de le retrouver. Le patron siffle son chien
Polisson, lui ordonne de chercher. Soudain, voilà que le
chien, dressé sur ses pattes, se met à trembler de tous ses
membres. On accourt et le spectacle suivant s’offre aux
yeux :
Imaginez-vous que not’ Tom Caribou était braqué dans la
fourche d’un gros merisier, blanc comme un drap, les yeux
sortis de la tête, et fisqués sus la physiolomie d’une mère
d’ourse qui tenait le merisier à brasse-corps, deux pieds audessous
de lui.
Batiscan d’une petite image! Jos Violon est pas un
homme pour cheniquer devant une crêpe à virer, vous savez
ça; eh ben le sang me fit rien qu’un tour depuis la grosse
orteil jusqu’à la fossette du cou.
C’est le temps de ne pas manquer ton coup, mon pauvre
Jos Violon, que je me dis. Envoie fort, ou ben fais ton acte de
contorsion!
Y avait pas à barguiner comme on dit. Je fais ni une ni
deux, vlan! Je vrille mes deux balles raide entre les deux
épaules de l’ourse.
La bête pousse un grognement, étend les pattes, lâche
l’âbre, fait de la toile, et timbe sus le dos les reins cassés.
J’avais encore mon fusil à l’épaule, que je vis un autre
paquet dégringoler de l’âbre.
C’était mon Tom Caribou, sans connaissance, qui venait
s’élonger en plein travers de l’ourse les quat’ fers en l’air,
avec un rôdeux de coup de griffe dans le fond... de sa
conscience, et la tête... devinez, les enfants!... La tête toute
blanche!
Oui, la tête blanche! La crignasse y avait blanchi de peur
dans c’te nuit-là, aussi vrai que je vas prendre un coup tout à
l’heure, avec la grâce du bon Dieu et la permission du père
Bilodeau, que ça lui sera rendu, comme on dit, au sanctus.
Oui, vrai, le malvat avait vieilli au point que j’avions de la
misère à le reconnaitre.
Pourtant c’était ben lui, fallait pas l’ambâdonner.
Vite, on afistole une estèque avec des branches, et pi on
couche mon homme dessus, en prenant ben garde,
naturellement, au jambon que l’ourse y avait détérioré dans
les bas-côtés de la corporation; et pi on le ramène au chantier,
à moitié mort et aux trois quarts gelé raide comme un
soucisson.
Vous allez me demander quelle affaire Tom Caribou avait
dans c’te fourche.
Eh ben, dans c’te fourche y avait un creux, et dans ce
creux notre ivrogne avait caché une cruche de whisky en
esprit qu’il avait réussi à faufiler dans le chantier, on ne sait
pas trop comment.
On suppose qu’il nous l’avait fait traîner entre deux eaux,
au bout d’une ficelle, en arrière du canot.
Toujours est-il qu’il l’avait! Et le soir, en cachette, il
grimpait dans le merisier pour aller emplir son flasque.
Ramené à la cabane, soigné par les hommes du chantier,
Tom Caribou était persuadé qu’il avait eu affaire au diable.
Fallait le voir tout piteux, tout cireux, tout débiscaillé, le
toupet comme un croxignole roulé dans le sucre blanc, et qui
demandait pardon, même au chien, de tous ses sacres et de
toutes ses ribotes.
Il ne pouvait pas s’assire, comme de raison; pour lorse
qu’il était obligé de rester à genoux.
C’était sa punition pour pas avoir voulu s’y mettre d’un
bon coeur le jour de Noël...
Et cric! crac! cra!
Sacatabi, sac-à-tabac!
Mon histoire finit d’en par là.
Il était nécessaire de donner des extraits de ce récit pour
en faire goûter, autant qu’il se peut, l’intraduisible saveur.
Comment, en effet, dans le français actuel, donner une idée
de cette langue fortement imprégnée de canadianisme? Si
éloignée que soit cette façon de parler de celle que l’on
entend sur les boulevards parisiens, dans les salons et
ailleurs, elle offre un goût de terroir indiscutable et renferme
un écho de l’âme du paysan canadien.
On peut dire, je crois, que si le français classique existait
au Canada, il trouverait une source d’enrichissement dans les
expressions, les images qui circulent dans la campagne
canadienne. Malheureusement le français officiel subit
l’invasion des mots anglais et américains, et il deviendra,
dans quelques années, si une réaction ne se produit, une sorte
de langage mi-français, mi-saxon qui sera incompréhensible
à des Européens.





Autres querelles (1893)
Louis Fréchette soutint d’autres polémiques que celle de
1872, qui souleva tant d’intérêt. Elles eurent, jadis, du
retentissement. La querelle littéraire avec William Chapman
divisa les littérateurs canadiens en deux camps: les partisans
de Fréchette, et ceux qui ayant à se plaindre du poète des
Oiseaux de Neige applaudirent son rival.
L’abbé Baillargé, directeur d’une petite revue
d’enseignement secondaire, Le Bon Combat, fit écho aux
critiques de Chapman. Ce dernier reprochait à Fréchette
d’avoir aveuglément subi l’influence de Victor Hugo, d’avoir
pillé des vers un peu partout, dans Lamartine, Gautier,
Coppée, et dans Chapman lui-même. Il publia une série
d’articles, au Courrier du Canada et à La Vérité, qu’il réunit
ensuite en un volume intitulé: Le Lauréat.
Il y a dans cet ouvrage bien des remarques justes;
néanmoins Chapman met trop d’ingéniosité à surprendre
Fréchette en flagrant délit d’imitation servile. Il est
indéniable que Fréchette s’est inspiré de Hugo, mais la
critique de Chapman c’est du dénigrement systématique, et
les rapprochements qu’il établit sont fort douteux. Quant aux
commentaires sur son style, ils veulent faire croire que
Fréchette ignore la langue française, qu’il l’écrit comme elle
lui fut enseignée. Quoi qu’il en soit ce pamphlet constitue un
document curieux sur les moeurs littéraires de ce temps-là; il
nous révèle l’âpreté, la vanité incommensurable de ces
littérateurs, accompagnées d’une extraordinaire puérilité. Ces
écrivains, ces poètes, ces critiques étalent tous un orgueil
excessif. Fréchette, Chapman, Routhier, Baillargé, etc. se
meuvent dans une suffisance réjouie: ils semblent toujours
sur le point de croire qu’ils ont découvert la littérature, Dieu,
le Canada, l’Amérique et la France. Il est terrible de songer
qu’ils ont été, durant longtemps, les dispensateurs de l’esprit
français, que la poésie, la critique, la morale, la philosophie,
ont eu en eux des représentants écoutés et applaudis. Ils nous
permettent aujourd’hui de mesurer les aspects bizarres de la
vie intellectuelle au Canada à une certaine époque.
Marc Sauvalle (1857-1920), ami de notre poète, répond à
Chapman, et il prouve que le critique de l’auteur des Oiseaux
de Neige a commis les mêmes fautes dont il cherche à
accabler Louis Fréchette. Des vers de M. Chapman il relève
certains hémistiches qui furent copiés de Fréchette, quand ils
n’étaient pas volés à Hugo et à d’autres poètes français. M.
Chapman réplique que ses vers ont été dénaturés par des
adversaires de mauvaise foi, etc.
Sauvalle tâche de disculper l’auteur de La Légende d’un
Peuple d’une accusation que tout le monde a portée contre lui
au sujet de La Voix d’un Exilé: imitation par trop certaine des
Châtiments.
Bref, cette polémique littéraire n’offre pas un très grand
intérêt. Nous y apprenons que Fréchette et Chapman doivent
beaucoup à Hugo, etc.
Plus piquante est la polémique sur l’éducation. L’abbé
Baillargé défend l’enseignement classique. Il vole au secours
des maisons d’enseignement secondaire. Louis Fréchette
demande l’adoption de programmes nouveaux, dénonce les
étroitesses et les insuffisances de ceux qui existent. Le débat
est très vif, comme on peut le supposer. Louis Fréchette
reproche aux directeurs des collèges d’être jaloux de leur
autorité, d’être obstinément fermés aux réformes qu’on leur
propose. Puis, ils se montrent hostiles aux moindres progrès.
Ils refusent de collaborer avec le père de famille; ils se
déclarent maîtres absolus des enfants confiés à leur garde.
Fréchette se plaint que les parents soient privés d’une tutelle
qui leur revient de droit. Et d’ailleurs l’enseignement
classique, celui que l’on donne dans les collèges de la
province de Québec, est plus apte à former des prêtres que
des citoyens, des hommes du monde. Il y vise davantage
d’après Fréchette. Voyez alors la lacune; elle crève les yeux.
Le poète ne veut pas d’une instruction purement cléricale: le
citoyen, le laïque, réclame un enseignement qui doit le
préparer à jouer un rôle dans la société civile.
Il proteste contre le traitement de faveur accordé aux
religieux et aux prêtres. Il est injuste que le laïque, seul, soit
forcé de passer un examen quand le religieux n’est pas tenu
de fournir des preuves de sa compétence. Et il s’élève contre
ce système qui prétend qu’un homme, ignorant les
mathématiques ou la philosophie, les enseigne du jour au
lendemain afin d’en retirer un gain personnel ou un gain au
profit de la communauté. Il cite les paroles d’un supérieur de
collège à un professeur, qu’il nous donne comme
authentiques: « Vous êtes faible en mathématiques,
enseignez-les et vous les apprendrez. » Il raille cette façon de
comprendre le rôle de l’éducateur et la trouve lamentable. Et
pour empêcher les complaisances et les injustices des
professeurs, il demande qu’un contrôle sévère soit institué à
propos des diplômes délivrés par les collèges.
Il condamne aussi l’uniformité de l’enseignement
secondaire. Construits sur un moule identique, les collèges
offrent entre eux une ressemblance simiesque. Les parents ne
peuvent choisir un collège de préférence à un autre, où leurs
enfants puiseraient une éducation plus solide et des
connaissances plus approfondies. Ce qui règne d’après ce
critique, c’est l’immobilité dans la routine, l’étroitesse
d’esprit, la peur folle du nouveau. Aucune velléité de progrès
se dessine. Voilà ses récriminations.
Puis, c’est une charge contre les langues latine et grecque:
l’étude des langues anciennes pratiquée, d’après lui, en
surface, et sans profondeur, ne « réalise » pas chez les jeunes
élèves ce miracle de culture classique que l’on admire
ailleurs et qui, au Canada, n’en est qu’un pâle reflet. À cause
de cela, on sacrifie trop la syntaxe française et on dédaigne
d’enseigner la langue anglaise.
Il fait grief en plus à l’enseignement classique de bannir le
calcul mental, la comptabilité, tout ce qui est d’ordre
pratique. Et l’histoire, la géographie, la littérature passent à
l’arrière-plan.
Il revient sur la question de l’enseignement littéraire; il en
constate l’insignifiance. Les génies du XVIIe sont seuls
connus et de quelle façon! Quant aux romantiques, ils sont
mis à l’index. Et puis il y a une ignorance totale des
littératures étrangères, si on en excepte les latins et les grecs,
passés à travers tous les cribles. Le dauphin et le duc de
Reichstadt étaient mieux traités.
Pas de notions artistiques. Il demande que l’on enseigne
les éléments d’architecture, de l’art en général, et à défaut de
mieux que l’on fasse un historique succinct des grands
hommes qui ont illustré les autres peuples.
Et il condamne le langage qu’emploient les professeurs
avec les élèves. Ne s’imaginent-ils pas sottement parler
comme Louis XIV ou Bossuet et, ce qui pis est, ils
entretiennent le public dans ce « préjugé favorable ».
Si les élèves parlent mal, la faute en est à leurs
professeurs. Ceux-ci, en plus, ne doivent pas raconter à leurs
élèves des histoires rabelaisiennes, etc., etc.
Voulant prouver que l’on écrit mal le français dans les
collèges, Fréchette revient à plusieurs reprises sur les
barbarismes, les anglicismes, les fautes de syntaxe, les
niaiseries qu’il a découverts dans Le Couvent, L’Étudiant, Le
Bon Combat, publiés à Joliette par M. Baillargé et qui étaient
répandus dans toutes les institutions religieuses de la
province de Québec. Il monte en épingle les phrases
suivantes:
1° Notre course de santé est terminée.
2° Une plainte amère s’échappe de la plume en songeant à
tout le temps que nous avons perdu, et cela devant la marée
montante d’antagonistes qui nous exploitent et qui convoitent
de plus en plus une terre achetée par le sang de nos ancêtres.
3° Les Madrilènes sont particuliers sur la toilette: haut
col, cravattes (avec deux!) de soie avec épinglette, poignets
saillants avec boutons.
4° Nuit massacrante. Douleurs qui me font croire à un
commencement d’inflammation des intestins. Je le note pour
marquer en même temps que trois prises de bismuth ont fait
cesser toute guerre intestine. En voyage, ayons toujours
quelques prises de cette excellente poudre.
5° La politesse dans le monde n’est souvent qu’un
sépulcre blanchi.
6° Une longue instruction nous eut (sic) fait fondre sans
rien fonder.
7° Le seul à seul des jeunes gens et des jeunes filles, voilà
ce qui davantage enlève sa fleur à notre jeunesse.
8° Elle se trouve si bien dans cette eau qu’elle demande à
prolonger la durée de son bain. Après plusieurs ablutions, la
jeune fille se trouve guérie, à ce point que son frère venant un
soir de Québec pour la voir, se trouve tout transporté en la
trouvant si bien.
9° Gladstone s’élève avec véhémence contre la législation
crocodile de la coercition en Irlande.
10° Il imite à la perfection le bruit de la scie sur le bois, et
toutes les circonstances qui précèdent, accompagnent et
suivent le débouchement d’une bouteille.
11° Je prends le dîner chez M. X., Mme X. son épouse
(saluez, Monsieur Prud’homme) possède une servante de
quinze à seize ans. Cette jeune fille promet beaucoup pour
l’avenir. Sa maîtresse lui ayant fait un reproche mérité et
modéré, elle lui répondit sans sourciller: « Laisse-moi donc
tranquille, damnée vache! »
12° Lorsque l’on converse aux « eaux » avec une femme,
il faut la laisser libre une heure avant le dîner et une heure
avant le souper, afin de lui permettre de rafraîchir sa toilette,
etc., etc.
Enfin, Fréchette affirme -ce qui est très vrai -que les
institutions irresponsables et sans concurrence ne prospèrent
pas. On comprend qu’il souhaite un enseignement classique
non plus réservé uniquement au clergé, et qu’il appelle de ses
voeux la création de lycées: ce qui peut fort bien se défendre
sans mériter les foudre de l’excommunication.
Que répond M. Baillargé?
Il prétend que Fréchette se trompe et que les éducateurs
ne sont pas fermés aux suggestions des parents, qu’ils ne leur
dément pas le droit de s’occuper de ce qui est enseigné à
leurs enfants.
En outre, les méthodes pédagogiques sont, selon lui, en
progrès. On ne néglige rien pour les perfectionner. Sur
l’étude de l’anglais, sa nécessité dans un pays bilingue
comme le Canada, M. Baillargé est d’accord avec Fréchette.
Il a écrit un long article dans Le Bon Combat sur ce sujet.
M. Baillargé reprend à sa manière la critique de Chapman
à propos de la poésie de Fréchette. Il l’accuse d’avoir plagié
les romantiques français. Il se donne beaucoup de mal et ne
prouve pas grand-chose.
Sur la question du langage au collège, M. Baillargé est
fort embarrassé. Il en rejette la faute sur les parents des
élèves et tente une vague justification qui ne vaut à peu près
rien.
Le livre de Fréchette sur l’éducation est plein de critiques
violentes, exagérées sans doute, courageuses aussi, car elles
firent, en 1893, réfléchir les intéressés et passionnèrent les
esprits de l’un et l’autre camp.
Ces critiques étaient plus applicables autrefois à un état de
choses qui sévissait dans toute sa force. Elles ont pu ouvrir
les yeux, faire disparaître les abus, hâter les réformes,
imposer le choix de méthodes plus sûres. En tous cas, on peut
se demander si, malgré leur virulence, elles n’ont pas
contribué pour une grande part à améliorer l’enseignement, à
le rendre plus humain. Les critiques ont toujours du bon,
parce que les institutions humaines sont faillibles. Il n’est pas
mauvais, même quand elles se croient parfaites, de rêver pour
elles des améliorations, le progrès. À l’époque où elles
parurent, elles ont, sans doute, déplu, soulevé des
protestations. Maintenant que l’on peut mesurer le chemin
parcouru, les changements qui se sont opérés dans
l’enseignement collégial et ailleurs, force nous est de
constater qu’elles contenaient une large part de vérité. Le
bien est donc sorti de ces critiques. On ne peut que s’en
réjouir.





Louis Fréchette, auteur dramatique
Véronica (1900)
Louis Fréchette s’est essayé au théâtre. Malgré la réclame
tapageuse que ses amis firent autour de ses drames
représentés à Montréal, ce fut un succès bien aléatoire et de
pure complaisance. La pensée et l’expression sont ici d’une
commune faiblesse. Aucune qualité de forme ne donne vie à
une matière qui, dans les mains d’un homme de métier, eut à
coup sûr fait impression, car les sujets choisis prêtaient à de
belles scènes, à des effets certains.
Félix Poutré (1878), c’est le récit, mis à la scène, des
aventures cocasses de ce patriote dans la prison où on
enferma ceux qui, en 1837, prirent part à l’insurrection. Félix
Poutré se livre à mille excentricités, donne l’illusion qu’il est
devenu fou. Grâce à ses simulations, il finit par être libéré et
échappa à la mort, car il était sur la liste des condamnés à
l’échafaud.
Cette pièce connut un vif succès populaire. Elle fut jouée
sur les petits théâtres de quartier et à la campagne.
Nous ne parlerons pas du Retour de l’Exilé (1880) qui est
une adaptation de La Bastide Rouge d’Élie Berthet. Fréchette
n’en a jamais publié le texte. Toute une polémique s’engagea
autour de cette pièce, car il avait omis de dire que c’était une
transposition à la scène canadienne d’un roman français.
Nous savons par les journaux du temps que des protestations
s’élevèrent à cette occasion; on traita Fréchette de plagiaire.
Les amis du poète prirent sa défense, mais la polémique
s’éternisa.
En 1881, parut une nouvelle pièce, inspirée par les
événements de 1837: Papineau, drame en 4 actes.
On connaît l’histoire de Papineau. Dans son drame
Fréchette nous en fournit une image qui choque par son
extravagance, et nous souscrivons au jugement de M. Pascal
Poirier qui parut alors dans La Revue Canadienne: « M.
Fréchette en fait une figure risible du commencement à la fin
de sa pièce. » En effet, Papineau évoque plutôt, ici, l’idée
d’un compère de comédie que d’un grand chef. Ses gestes,
ses paroles, ses actes, sont grotesques et absurdes. Les autres
personnages prêtent à la même critique.
Cette pièce n’eut aucun succès et dût être retirée de
l’affiche. Quand on redonna quelques années plus tard
Papineau, aux « Nouveautés de Montréal », avec retouches
apportées au premier texte, M. Olivar Asselin écrivit dans Le
Nationaliste du 1er octobre 1905:
« Nous ne savons trop quelles retouches M. Fréchette a
faites à Papineau depuis l’éreintement que M. Pascal Poirier
servit à ce drame dans La Revue Canadienne il y a une
trentaine d’années. On dit qu’il en a fait plusieurs, et même
que le directeur artistique du « Théâtre Français » lui aurait
fait d’excellentes suggestions. En tout cas, la représentation
d’un drame canadien en vers dû à la plume d’un auteur aussi
connu que M. Fréchette n’est pas un événement banal, et il
n’y a pas de doute que le « Français », de l’orchestre au
paradis, regorgera de monde...
« M. Laurier a promis d’assister à une représentation.
Allons tous voir M. Laurier. »
Du même journal (20 octobre 1905), sous le titre: Deux
Papineau. Celui de l’histoire et celui de M. Fréchette:
« En lisant L’Histoire de l’Insurrection du Canada par
Louis-Joseph Papineau, publiée en 1839 dans La Revue du
Progrès, à Paris, et reproduite par M. De Celles à la fin de
son ouvrage, il est une chose qui frappera ceux qui ont
entendu au Théâtre-Français la parfaite ineptie qui s’intitule
Papineau. C’est le contraste entre le jugement que le grand
patriote portait sur la bureaucratie et le gouvernement
anglais, à tête reposée, deux années après Saint-Charles, et le
discours final que M. Fréchette lui prête dans la deuxième
édition de son drame.
« Le dramaturge comme le romancier peut compléter
l’histoire ou en omettre certains détails non essentiels, si les
règles de la mise en scène ou l’intérêt du récit l’exigent. Mais
il n’a pas le droit de la fausser, encore moins de s’en moquer.
La licence se double d’une lâcheté, quand, sous prétexte de
travailler à l’union des races, mais en réalité pour flagorner
bassement un homme politique14 dans la conscience duquel
la voix de Papineau retentirait trop douloureusement, on
substitue à la dénonciation de l’oligarchie, les lèvres du
patriote, un speech glycériné qui vous fait l’effet d’un
clystère.
« N’était-ce pas assez à M. Fréchette de nous avoir donné
tout au long de sa pièce un Papineau ridicule, la bouche
pleine de mauvais discours de Saint-Jean-Baptiste15?
Pourquoi avoir fait à sa mémoire l’injure de le représenter, à
la chute du rideau, acceptant un sauf-conduit anglais avec des
transports d’éloquence loyaliste, devant ses partisans voués à
la déportation ou à l’échafaud? »
Et puis, ce fut Véronica, représentée au Théâtre des
Variétés de Montréal. « La pièce qui va suivre, dit Fréchette
14 M. Laurier, premier ministre du Canada.
15 Fête nationale des Canadiens français.
dans la préface, n’est pas absolument historique, elle est tirée
des vieilles chroniques florentines. »
M. Guevazzi a écrit sur ce dramatique sujet une nouvelle
dont la traduction parut dans La Revue Britannique.
Fréchette a fait quelques changements au texte dont il
s’inspira. Cybo, de la famille des princes de Massa dans la
pièce qu’il nous a donnée, s’appellera Véronica Cybo, ainsi
que dans les chroniques florentines, et Catherine portera le
nom de Stella. Véronica est l’épouse de Jacques Salviati, duc
de Saint-Julien. Ce n’est plus grâce à la complicité du beaufils
de Catherine que Véronica se débarrassera de sa rivale.
Un jeune turc, entièrement dévoué à la duchesse, sera
l’exécuteur de ses desseins criminels. La suite de la pièce
variera aussi. Guevazzi nous dit que c’est Véronica qui, le
lendemain de l’assassinat, envoie à son mari dans une
corbeille la tête de la maîtresse assassinée. Ici, c’est en
ouvrant son coffret à bijoux que la tête de la malheureuse lui
apparaît, tachée de sang, au milieu des rubis et des diamants.
Ces changements plaisaient à un homme qui, comme
Fréchette, était nourri de Hugo, de Dumas et de Sardou. On
le voit assez, ce thème prêtait à des situations dramatiques, à
cette sorte d’horreur tragique qui remplit les drames de
l’auteur de la Tosca.
Mais racontons celui de Fréchette; nous allons nous
rendre compte de la façon dont il emploie les éléments très
riches qui, dans les chroniques florentines, donnaient lieu à
des scènes émouvantes.
Au premier acte, le fils de Véronica, Angiolino, cause
avec Yesouf et San Martino, lui aussi ami dévoué de la
duchesse. On y apprend l’origine de l’étranger Yesouf, son
histoire, sa vie errante de jadis au milieu des mers et sur les
monts où le Kabyle
Promène ses troupeaux et sa tente mobile.
Angiolino se montre curieux des pays lointains que
l’étranger a connus, ces pays si beaux où la force des
hommes s’harmonise avec une nature riante et lumineuse.
« Et l’enfant, dit-il? » Yesouf lui raconte que cet enfant
...Avant de s’endormir,
Dans le calme des nuits, écoute sans blêmir
Se mêler, chaque soir, au fond du désert chauve
Au chant de sa nourrice, un hurlement de fauve.
(Oh! quel enfant sans peur et, assurément, sans reproche!)
Par ce pays d’Orient, décrit avec quelque minutie, nous
faisons connaissance avec Yesouf que la duchesse armera
pour sa vengeance. Il y sera porté d’autant plus facilement
qu’il aime en secret Cybo, avec cette ardeur aveugle qui brûle
dans l’âme d’un Oriental.
Au palais de Fiesole, Véronica et son mari donnent une
fête brillante où se presse la noblesse florentine. Bernardo, le
valet de chambre, et l’ancien précepteur du duc, San Martino,
viennent d’apparaître. Bernardo ne peut taire la méfiance que
Yesouf lui inspire. Il l’appelle « damné mal blanchi ». Le
précepteur du duc se lance dans des considérations semichrétiennes,
afin de calmer ce serviteur. Mais Bernardo se
montre excédé de voir l’Oriental rôder autour de la duchesse,
avec des airs de chien couchant.
Il ne comprend pas l’attachement de Véronica pour un tel
personnage, même s’il a sauvé naguère, à Venise, un enfant
qui était tombé dans le canal Pisan. Ne porte-t-il pas sur le
bras la flétrissure du forçat?
Le comte Féradini, oncle de Véronica, San Martino, font
leur entrée au bal. Féradini félicite Salviati de la splendeur de
la fête. Et le vieux comte de Féradini s’excuse de son départ
(il est venu seulement faire acte de présence) car il est obsédé
par la question scientifique qui passionnait, à ce moment-là,
certains esprits. C’est un partisan de Galilée, combattu par la
curie romaine, et dont les découvertes effraient le duc
Salviati. Ce sont là pour lui des rêveries de songe-creux.
Féradini s’indigne d’un tel mépris, car il ajoute foi aux
théories de ce savant. Le duc, lui, est l’avocat des idées
reçues, des préjugés bien en cours. Et d’ailleurs que lui
importe?
Pourvu que le soleil, fidèle à ses devoirs,
Levé tous les matins, se couche tous les soirs
Que toujours ses rayons, malgré les fronts moroses
Fassent mûrir la vigne, épanouir les roses
Et chanter, Italie, ô radieux séjour,
Sous ton beau ciel d’azur, les oiseaux et l’amour.
Le duc est volontiers poète et lyrique. Cependant, il veut
bien donner un peu raison à son vieil oncle. Il lui promet
même de s’employer auprès de Ferdinand, souverain de
Florence, en faveur de Galilée.
Féradini a remarqué la froideur qui existe entre son neveu
et la duchesse, le sombre désespoir dont celle-ci s’enveloppe
depuis quelque temps. Il se fait paternel, conseille au duc de
ménager sa femme, si absolue dans son amour, et âprement
jalouse. Ici, soudainement, un coup de théâtre produit par un
message qu’apporte Bernardo. Le duc pâlit d’émotion et, à
travers ses balbutiements, il ordonne à un valet de seller son
cheval, d’apporter un manteau de voyage et le coffret des
insignes.
Mais avant de partir, San Martino tâche en vain de
décider le duc à prendre congé de la duchesse. Celui-ci
supporte mal qu’on le sermonne. Il s’impatiente. Il dit que la
duchesse est la proie de rêveries fausses, de soupçons
ridicules. D’ailleurs, il est seul juge de ses propres actes. Et si
elle veut lui faire une existence de reclus, il ne consentira
jamais à une telle servitude. Un jeune homme comme lui
n’enchaîne pas sa jeunesse aux pieds d’une femme; il lui faut
la liberté. Plus tard, quand il sera devenu vieux, il jouera le
rôle d’Hercule aux genoux d’Omphale. Maintenant, non. Et
de quoi la duchesse se plaint-elle? Rien ne lui manque, elle
est vénérée, riche, comblée de cadeaux. Sa vanité de femme
doit être satisfaite puisqu’elle a des bijoux précieux.
San Martino défend Véronica. Il plaide en faveur de son
amour, bien qu’elle soit plus âgée que son mari. Peine
inutile! Salviati, amoureux d’une autre femme, n’entend rien.
Il est sourd aux meilleures raisons. Oui, elle lui a apporté la
richesse, il ne l’ignore pas, mais il lui a donné un grand nom.
Le premier acte se termine par une scène violente entre le
duc et la duchesse. Véronica exhale d’amers reproches; elle
se plaint de sa solitude, de son abandon. Elle croyait que les
premiers jours heureux s’éterniseraient. Le duc s’énerve,
s’agite; il court déjà en esprit au rendez-vous. Il veut en finir;
il veut partir. Les paroles se font âpres, cinglantes. Il n’admet
pas qu’autour de sa personne s’établisse une surveillance
aussi tyrannique, car il a cru remarquer dans l’entourage de la
duchesse que chacun de ses gestes était surveillé.
Un moment, la duchesse admettra qu’elle a tort. Mais
c’est pour gagner du temps, tenter de le garder auprès d’elle.
Elle lui demande ce soir, -faveur suprême! -de rester avec
elle, de « vivre entre ses bras ». Le duc est insensible.
Véronica se fait plus pressante encore. Elle évoque mille et
un souvenirs; elle les étreint pour ainsi dire, les ramasse
comme un bouquet de fleurs flétries, les jette aux pieds de
son époux. Elle essaie de l’émouvoir, de le vaincre, en lui
parlant de son fils: le commun objet de leur tendresse.
Supplications, larmes vaines. Salviati ne se possède plus. Son
exaspération monte à la façon d’un orage. Il se promène
agité, nerveux, excédé. Il est injuste et cruel. Il annonce que
rien ne l’empêchera de partir: le grand duc le mande. La
duchesse, soupçonneuse, ne se retient plus devant un pareil
mensonge. Elle éclate, l’accuse d’aller à un rendez-vous
d’amour. Le duc s’emporte: cette fois, il vient d’acquérir la
certitude qu’on l’épie, que l’on ouvre son courrier. Il ne
supportera pas cela. Irrité, criant des injures à Véronica, il la
quitte brusquement, muette d’angoisse, soulevée de colère et
de honte.
La duchesse demeurée seule, nous assistons à une crise de
femme qui livrée à elle-même, dévorée de jalousie, donne
libre cours à toutes ses rancoeurs. Nous apprenons par le
menu ses désespoirs de chaque jour depuis quinze ans. Sa
souffrance devient agressive; ce n’est plus une douleur
brisée, plaintive, discrète, qui s’épanche doucement. La
femme jalouse se devine maintenant à travers les gestes, les
paroles. On sent qu’une catastrophe est imminente. Nous
entrons dans la complexité du drame.
L’égarement de cette femme est si grand qu’elle va
jusqu’à frapper son enfant qui manifeste une vive frayeur.
Elle se ressaisit cependant, court à lui, l’étreint avec passion.
Elle se rend compte que sa rage de femme trompée la rend
odieuse, la pousse à des actes irraisonnables, et son désir de
vengeance s’intensifie. Puis, après avoir embrassé son fils,
elle part pour Florence avec Yesouf, l’âme damnée, qui jure à
nouveau d’exécuter aveuglément ses volontés.
Ce premier acte fait songer à je ne sais quel romanfeuilleton;
les vers sont souvent prosaïques, la plupart du
temps franchement mauvais.
Et, d’autre part, l’évocation de Galilée constitue un horsd’oeuvre
véritable. N’insistons pas sur le langage prétentieux
du duc et de ses invités. Quand il réclame sa liberté de jeune
homme devant le précepteur, il est insupportable d’emphase.
C’est plus ici Fréchette qui s’empêtre de fausses explications
que San Guiliano qui trouve des raisons à son inconduite, à
ses débauches. Que de pathos durant l’entrevue du duc et de
sa femme! On a peine à reconnaître la vérité des reproches,
de l’indignation, des larmes, de la jalousie. On éprouve que
l’ouvrier est là, fabriquant des situations artificielles où nous
est donnée plutôt la comédie de l’amour et de la haine, qui
voudrait paraître transposée dans le drame telle qu’elle existe
dans la réalité, et qui n’est, à cause du truquage, que la
parodie de ces deux passions.
Au deuxième acte, nous sommes à Florence. Yesouf et la
duchesse pénètrent dans une auberge où ils se concertent sur
le moment d’agir. C’est là qu’ils rencontrent Pietro, le frère
de la maîtresse du duc, qui leur livrera la clef de la maison où
demeure Stella. Nous assistons à une conversation entre
l’aubergiste et Pietro qui ne manque pas de verve. Ce dernier
raconte que sa soeur l’a congédié. Il veut savoir pourquoi, et
par subterfuge, il s’est emparé de la clef du château. Ayant
entraîné sous un faux prétexte la concierge dans sa chambre,
il l’y a enfermée après l’avoir bâillonnée.
Yesouf sait que Pietro est le frère de la maîtresse du duc.
Il l’aborde, le fait boire et lorsqu’il est ivre, il apprend tout ce
qu’il voulait savoir sur Stella. Passons outre à la conversation
de Beppo et du frère de Stella; elle est parsemée de gros mots
et telle que l’on peut en attendre d’un aubergiste avare,
cupide, ami du bon vin et de l’ivresse. Mais elle est assez
dans la vérité des protagonistes et des faits. Pietro, saoulé de
vin par le Turc, n’ayant plus connaissance de ce qui se passe
autour de lui, devenu un instrument dont on se sert pour les
besognes les plus scélérates, livre la clef à Yesouf qui
s’empresse de la donner à Véronica. Ici, intervient encore
Féradini, avec sa troupe de fidèles, dévoués à Galilée, qui
arrivent à l’auberge. Cela ralentit le drame, le complique de
choses qui lui sont étrangères. Cette juxtaposition d’un fait
scientifique à l’action principale n’ajoute pas d’intérêt à la
pièce, car elle n’offre aucun lien avec le reste, ne contribue
en rien à précipiter le dénouement.
Ces « scientifiques » seront là quand l’inquisiteur
ordonnera au préfet de livrer Galilée. Vêtus d’une cagoule, ils
espèrent par un coup de main délivrer le savant. Par hasard,
le duc est avec eux. Vainement, il s’est entremis auprès de
Ferdinand qui ne veut pas être troublé dans son repos. Il leur
conseille d’être prudents avant d’aller au rendez-vous.
Sachant que ses amis s’attaquent à un pouvoir plus fort
qu’eux, il abandonne la partie.
Au troisième acte, Stella s’inquiète de l’absence
prolongée de la concierge; le moindre bruit la fait tressaillir.
Elle a peur. Au duc qui vient d’arriver, elle parle de ses
frayeurs, de l’absence inexplicable de Térésa. Salviati
cherche à la calmer; il lui promet de mettre sur ses traces, à
sa poursuite, les plus fins limiers de Florence. Néanmoins, les
pressentiments continuent de l’obséder; elle se défend mal
d’une nervosité qui semble excessive au duc. Stella est
frissonnante, elle ne veut pas demeurer seule. Une angoisse,
mêlée d’épouvante, l’a envahie tout entière. Ici, une scène
d’amour. C’est incroyable de bouffonnerie.
Le Duc
...Nous irons
Si tu veux, par la ville et dans les environs,
Dire à tous les passants, aux oiseaux, aux fleurs même
Que j’aime un petit ange, et que cet ange m’aime.
........................................................
Je suis tout à toi, tout à toi, tu le sais bien;
L’amour est tout, te dis-je, et le reste n’est rien,
...Allons, dis-moi le mot des ivresses suprêmes;
Le mot du paradis: n’est-ce pas que tu m’aimes?...
Et Stella:
Si je t’aime!... demande au papillon du pré
S’il faut l’azur du ciel à son vol diapré!
S’il faut le soleil d’or à la verte prairie,
La rosée aurorale à la plaine fleurie!
Et, dans l’enivrement du souffle printanier,
S’il faut l’espace libre à l’oiseau prisonnier!
Tout cela, Lorenzo, tu l’es pour moi; ma vie
N’a plus qu’un seul objet, qu’un seul but, qu’une envie
Toi! Toi! Toi seul toujours!... Ah! t’aimer, t’admirer,
Ce n’est rien!... J’ai besoin de toi pour respirer!
Tu le sais bien, ingrat, que ta Stella t’adore...
Laisse-moi te couvrir de baisers... tiens!... encore!
C’est de l’amour cosmique et comique.
Au milieu des effusions et des embrassements, survient
Pietro. Le duc s’élance vers lui. Rien n’est plus drôle.
Transcrivons:
Pietro, appelant
Holà! Stella!
Le Duc
Que faire?
Stella
Ce n’est rien, Lorenzo, je suis là!
Le Duc
C’était fatal!
(Au moment où Pietro entre, il tourne le dos et se
dissimule autant que possible dans l’embrasure d’une
fenêtre.)
Pietro, entrant
Le Turc avait bien eu la ruse
De me souffler la clef du fort...
(Apercevant Stella et le duc.)
Pardon!... Excuse,
La compagnie!...
(Il s’approche familièrement du duc et apercevant son
visage, s’arrête stupéfait.)
Ah! Bah!
Le Duc, bas
Tais-toi!...
Pietro
Je suis perdu!
(Se jetant à genoux.)
Monseigneur!...
(Par cette exclamation de Pietro, Stella apprend la vérité:
ce n’est pas le secrétaire de Salviati qui est son amant, mais
le duc lui-même.)
Stella
Monseigneur!... Ai-je bien entendu?
Mon Dieu, se pourrait-il?...
(Elle tourne sur elle-même dans une crise terrible et
s’affaisse sur le divan, évanouie.)
Le Duc, à Pietro
Vois ton ouvrage, infâme!...
Pietro
Ma soeur! ma pauvre soeur!... À l’aide! elle se pâme!...
Le Duc
Arrière, chenapan ivre!...Tu viens ici
Pour chercher de l’argent, n’est-ce pas?... En voici!
(Il lui jette une bourse.)
Pietro, la ramassant
Une bourse... De l’or...
Le Duc
Oui, va-t-en, misérable!
Pietro refuse ce qu’il appelle « l’argent du déshonneur ».
Le duc le traite d’ivrogne, de gredin, etc. Stella, revenue à
elle, se déclare blessée de la scène entre son amant et son
frère. Elle proteste, elle ne veut plus reconnaître le duc qui lui
a menti. C’en est fini de son amour, car il a abusé de sa foi.
Le duc implore son pardon. La saisissant dans ses bras, il la
couvre de baisers, cependant que dissimulés dans l’alcôve par
les rideaux, la duchesse et Yesouf, qui ont pénétré dans la
maison, entendent et voient ce qui se passe.
Puis, le duc s’arrache de ses bras et part. Stella, épuisée,
se jette toute sanglotante, sur un prie-Dieu.
La duchesse sort de sa cachette, s’avance, la menace aux
lèvres, cependant que Stella, qui se croit seule, se plaint,
exprime ses doutes au sujet de l’avenir:
C’en est donc fait! Je suis décidément perdue!...
Ah! qui relèvera ma pauvre âme éperdue?...
Que suis-je maintenant? Que vais-je devenir?
Quelle vie à passer, mon Dieu! Quel avenir! ..
La Duchesse
L’avenir!...Ah! pardieu, fiez-vous à mon zèle:
Il ne sera pas long pour vous, Mademoiselle!
Stella
se dressant debout et bondissant en arrière.
Mon Dieu, que vois-je donc? À cette heure... comment!
La Duchesse
Elle vient tard parfois l’heure du châtiment.
Stella
Qui êtes-vous?
La Duchesse
baissant sa cagoule et s’avançant, terrible, comme pour
saisir Stella à la gorge, visage contre visage, et la faisant
ainsi reculer jusqu’à l’avant-scène.
Qui je suis, monstre? Je suis la femme
De celui qui, souillé de ton baiser infâme
Lâche larron d’honneur vient de sortir d’ici!
Stella
La duchesse!
La Duchesse
Oui, tu peux regarder: la voici,
La délaissée!...
Stella, se jetant à genoux
Ah! ciel, pitié, pitié, madame!...
Je suis moi-même, hélas! victime d’une trame:
Je croyais son coeur libre, il demandait ma main.
La Duchesse
Mais tu sais maintenant, misérable! et demain,
-Va, j’ai tout entendu du fond de cette alcôve
Où j’écoutais, râlant comme une bête fauve
Qu’on étrangle, -oui, demain, l’infâme doit oser
Venir comme autrefois mendier ton baiser
Et tu vas, d’ici là, toi, pour sa bienvenue
Parer ton impudeur de fille entretenue!
Tu demandes merci, tu voudrais ton pardon;
Pitié! pitié, dis-tu! Mais regarde-moi donc!
Vois mes regards éteints, ma figure fanée!
Ce teint hâve et flétri de pauvre abandonnée!
Ces traits émaciés par le deuil et les pleurs!
Sais-tu de qui je tiens ces rides, ces pâleurs?
C’est de son abandon qui fit ma vie amère!
C’est de toi qui brisas... jusqu’à mon coeur de mère;
De mère, comprends-tu?
Stella
Mais, madame...
La Duchesse
En effet,
Tu ne connais pas tout le mal que tu m’as fait...
Eh bien, écoute! Moi, duchesse souveraine,
Moi qui porte à mon front presque un bandeau de reine,
Un soir que tu mandais le traître au rendez-vous,
Je me suis lâchement traînée à ses genoux:
Et quand, seul réconfort de sa mère en détresse,
Mon enfant accourait pour m’offrir sa caresse
Lui, mon Angiolino, le trésor de mon coeur,
Lui, tout ce qui me reste ici-bas de bonheur!...
Folle de jalousie et de honte et de rage,
J’ai frappé mon enfant, démon!... et cet outrage
C’est à toi qu’il le doit... à toi, comprends-tu bien?
Et tu demandes grâce... Ah! non, chacun le sien!
Stella tente, en vain, de prouver sa bonne foi. Elle croyait
le duc libre. La colère et la haine aveuglent la femme trahie.
Elle ne veut rien entendre. C’est la déraison la plus complète
unie à une sorte d’enfantillage barbare. Stella aura beau crier
qu’on l’a trompée, la justice représentée par Cybo suivra son
cours. Cette femme se fait à la fois accusatrice, juge et
bourreau. La courtisane mourra.
Mais que de paroles oiseuses avant l’acte décisif! Comme
le truquage de l’ouvrier transparaît à travers ces scènes qui
simulent la passion, la rage, et dont les héros s’expriment en
une langue invraisemblable.
Véronica étale sa douleur avec complaisance; elle ne nous
fait grâce d’aucun détail. Elle ne s’épancherait pas autrement
devant une confidente, une amie par qui elle voudrait être
consolée. Paradoxe au moyen duquel le dramaturge semble
vouloir atteindre à une plus grande intensité scénique. En
outre, imagine-t-on, sans tomber dans la pire absurdité, une
femme tenant un long discours à sa rivale, osant avouer
qu’elle est devenue laide à cause des souffrances qu’elle a
endurées? Qui, connaissant la vanité féminine, voudra le
croire?
Stella parle de méprise, de retraite dans un couvent. Il est
trop tard, la duchesse demeure sourde à ses raisons, à sa
défense. Et quand elle annonce que la mort est imminente,
Stella essaie de se sauver:
Stella, s’échappant
Mourir?
La Duchesse
Oui, mourir!
Stella
Ah! quelle horrible parole!
Où suis-je donc ici?... Vais-je devenir folle?...
La Duchesse
Yesouf, à moi!...
(Yesouf paraît, un coutelas à la main.)
Stella
Mon dieu, ce fer hors du fourreau...
Cet homme... qu’est cela?
La Duchesse
Cela, c’est le bourreau
Tu comprends, n’est-ce pas?
(A Yesouf.)
Vite...
Yesouf, hésitant
Duchesse...
La Duchesse
Achève!
Ne la laisse pas fuir!
Stella
Ce n’est donc pas un rêve!
(Elle se jette à genoux.)
Ô mon Dieu, j’ai vingt ans... Finir ainsi mes jours!...
Non, non, je ne veux pas... À l’aide!... À mon secours!...
(Elle se tord aux pieds de la duchesse.)
Ô Madame, Madame, au moins pas tout de suite!
Accordez-moi deux jours, un jour... .
La Duchesse, la repoussant
Non! meurs, maudite! etc.
On voudrait s’émouvoir et le rire vous monte à la gorge.
Cette fin s’achève dans le plus risible des comiques.
Derrière l’alcôve où il l’a traînée, Yesouf tue la maîtresse
du duc. Et la duchesse, prise d’épouvante subite devant
l’atrocité du crime, s’enfuit.
Acte quatrième. -La nouvelle du crime court les rues de
Florence et émeut la Cour. On recherche les coupables. Un
moment, Féradini, avec son histoire de Galilée, retarde le
dénouement. Le hors-d’oeuvre du premier acte se retrouve au
quatrième: il est encore aussi disparate, superflu. Nous
sommes ennuyés de ces plaintes de partisan qui se confie au
précepteur du duc. En quoi, cette affaire peut-elle nous
intéresser?
La nouvelle de l’assassinat de Stella Sforzi est apportée
au palais de Fiésole par le duc de Féradini. Le neveu, atterré,
écoute mal les doléances de son oncle au sujet de Galilée. Il
est bouleversé d’apprendre la mort de sa maîtresse.
Cependant, il s’efforce de cacher sa douleur à Véronica qu’il
vient d’apercevoir et il se retire. Dans l’âme de la criminelle,
une révolution s’est opérée: les remords l’assaillent; elle est
prise de dégoût pour son complice.
Elle fait mander Yesouf par Bernardo, le prie de lui
raconter certains détails du crime. Rien n’a été oublié, chacun
des actes commandés a été exécuté scrupuleusement. Il a
même rapporté la tête de Stella. Soulevée d’horreur en
présence d’une volonté si froide, si calculée dans l’action,
elle voudrait tuer le Turc. Elle l’accuse maintenant de l’avoir
entraînée dans le crime. Mais au moment où elle s’élance
pour le frapper, de la poitrine de Yesouf s’échappe un
médaillon trouvé au cou de la morte. Elle le reconnaît: c’est
le sien. Alors toute la haine remontant à son coeur, elle
ordonne à Yesouf d’aller porter la tête coupée de Stella dans
le coffret à bijoux de son mari.
Acte cinquième. -Le duc décide d’aller à Florence afin de
se rendre compte si la nouvelle de la mort de Stella est bien
vraie, en connaître les détails et l’auteur véritable. Il ordonne
à Bernardo de seller son cheval et de lui apporter son coffret.
En l’ouvrant, le duc recule, rempli d’épouvante, car il
aperçoit la tête de sa maîtresse. Et nous voilà à la grande
scène finale.
La Duchesse
Ne reconnais-tu pas cette tête si belle,
Jacques?... Approche-toi donc! embrasse-la, c’est elle!
Le Duc
Elle! Ô dieux!
La Duchesse
Oui; prends garde au sang de ton pourpoint!
Le Duc
Mais, ô foudre du ciel, je ne rêve donc point!
La Duchesse
Non, tu ne rêves pas; pourquoi donc ce vertige?
C’est elle, ta Stella; caresse-la, te dis-je!
Le Duc
Horreur! Ai-je compris...? Ah! Le monstre infernal.
(Il tire son épée.)
Etc., etc., etc., etc., etc., etc.
Le seigneur Podestat de Florence demande à être reçu. On
a trouvé dans la chambre de l’assassinée une bourse d’or,
portant les armes du duc. Salviati parvient à dominer son
émoi. Il dit que c’est une bourse qu’il a laissée chez cette
femme et qui était destinée à une oeuvre charitable. Satisfait
de cette explication, le Podestat va se retirer lorsque le duc
l’arrête pour dénoncer sa femme.
Yesouf, devinant sa pensée, ne lui en donne pas le temps
et se livre à la justice, ce qui donne lieu à une exclamation de
reconnaissance de la part de la duchesse.
Cette fin d’acte s’achève dans l’absurde. Il y a une crise
d’hystérie, des déclamations, des chants, des cris: Galilée qui
passe sous les fenêtres du château, et que l’on va conduire à
la prison.
Qu’il y eût, dans la chronique italienne, matière à grand
drame ou plus exactement drame à effet, dans le genre de
Théodora ou de La Tosca, cela nous paraît certain, mais
Fréchette ne s’est pas haussé jusque là. Force nous est de
déclarer que cette chronique, dépouillée des faux artifices
oratoires, des déclamations oiseuses, parfois absurdes,
demeure plus intéressante dans sa simplicité nue. On ne peut
nier, certes, le caractère pathétique des incidents de cette
pièce. Malheureusement, le ton qu’adoptent les personnages
détruit l’effet des situations et des événements qui se
déroulent. Les héros s’expriment en une langue vulgaire d’où
la finesse florentine, sans doute, est absente.
C’est du mauvais style avec barbarismes, expressions
incorrectes, mots et phrases courant les rues. En outre, et
voilà qui est plus grave, le sens dramatique fait défaut à
Louis Fréchette. Il s’est improvisé comme cela faiseur de
drames un beau matin. Hélas! la vocation lui manquait
totalement.
Dans Véronica, les personnages existent puisqu’ils sont
sortis d’une chronique florentine et de Guevazzi. Ils
existaient avant le drame et ils ne vivent pas mieux
maintenant ni même aussi bien. Le langage atteint parfois à
un comique si réel qu’on se demande si Fréchette ne nous a
pas donné une version parodiée de ce drame. Pour un peu, les
dialogues sembleraient une satire très cocasse des plus
sombres scènes de Hugo et de Sardou.
Au début d’une analyse rapide de ce drame, on est tenté
de se demander pourquoi le poète ne l’a pas écrit en prose.
C’est si peu des vers et quels vers!
Très souvent, ils ne sont que de la prose écrite comme les
suivants:
Propos impie, enfant; parole téméraire,
Sais-tu point qu’ici-bas tous les hommes sont frères?
Nous pourrions établir facilement un sottisier des
drôleries, des vers plats, prosaïques, qui foisonnent dans cette
tragédie. Car ici, il semble s’être voué au pire; il ne se rachète
par aucune qualité de lyrisme véritable. Bref, nous sommes
en présence d’un essai dramatique bien désastreux. Et si nous
en parlons, c’est qu’il s’attache à lui un intérêt purement
historique. En outre, dans l’histoire des lettres canadiennes au
dix-neuvième siècle, il représente à peu près tout l’effort du
théâtre au Canada. D’autres pièces vont paraître; elles
étaleront les mêmes défauts, la même insuffisance de pensée,
de connaissance de la scène. Ce théâtre de Fréchette est
d’ailleurs représentatif de l’état d’esprit qui régnait alors. Au
besoin, c’est là que nous irions chercher la preuve du manque
de formation intellectuelle ou littéraire d’une grande partie
des Canadiens du dix-neuvième siècle. Quelques exceptions
existaient cependant, à une époque où toutes les énergies se
dépensaient sur le terrain politique, où l’on vit un peuple
presque en entier labourer et cultiver la terre pour assurer
d’abord sa vie matérielle. Les époques littéraires viendront,
sans doute, plus tard...

Voltaire dit quelque part en parlant de tragédies, « qu’il
faut être grand poète, sans que jamais aucun personnage de la
pièce paraisse poète; savoir parfaitement sa langue, sans que
jamais la rime coûte rien au sens ». C’est précisément ce que
n’est pas Fréchette. Ici, c’est du théâtre manqué qui tourne au
burlesque. Les personnages, on l’a vu par les citations, sont
des fantoches sans âme, sans esprit, sans vérité. Le fonds de
cette pièce est un singulier mélange d’horreur tragique et de
bouffonnerie. Influence de Hugo, de Sardou, ici bien
dépassés par l’absurdité des comparses et la bizarrerie du
dialogue.





Épaves poétiques
Le poète officiel (1906)
On a assez dit que c’était un genre faux, souvent
détestable. Tout y est fabriqué: les mots et les sentiments
qu’ils sont censés exprimer. Ce sont flatteries pour reines,
princes, rois, etc., et qui engendrent l’ennui. Les hommages
de circonstance où le rôle des officiels, la réception des
souverains, des hôtes de marque, des hommes illustres n’y est
pas grossi, exalté, constituent une exception rare: la moindre
démarche politique est glorifiée en des termes d’une
exagération manifeste. Prétexte à flagorneries bien disantes,
thème commode pour chanter les exploits, les prouesses ou
les oeuvres pacifiques des puissants.
Les poésies de circonstance offrent le défaut commun à
toutes celles du genre, celui de manquer de la qualité
essentielle de toute poésie: la sincérité. Elles ont ici, et peutêtre
davantage que chez d’autres poètes, un air factice, un air
de distribution de prix. On les sent de commande, dictées par
un sentiment étranger à toute véritable inspiration: la flatterie,
la banalité louangeuse, un certain air guindé et froid. La
plupart de ces hommages poétiques sont tout le contraire de
la poésie. Il vaudrait mieux ne jamais les publier en volume,
car ils perdent vite le piquant de l’actualité. L’enthousiasme
du moment où ils virent le jour étant disparu, ils ne
présentent à peu près plus d’intérêt. On y remarque une sorte
de ferveur insincère, quand ce n’est pas du lyrisme glacial.
Les grands artistes ont bien de la peine à éviter cette erreur
et Fréchette n’y échappe point -ou du moins à cette
faiblesse-là.
Cependant LaFontaine, qui était un homme de goût, est
sorti triomphant de cette épreuve. Il suffit de rappeler la
dédicace à Fouquet pour évoquer la délicatesse, l’habileté du
poète des Fables. Mais LaFontaine...
À côté de ces vers qui gardent quelque pudeur, nous
rapprocherons le texte de Fréchette qui nous donnera une
idée de la lourdeur de notre poète officiel. Il s’agit du
soixantième anniversaire du couronnement de la reine
Victoria.
Sonnez clairons! Sonnez buccins! Sonnez fanfares!
Flèches, dômes et tours, flambez comme des phares.
Bronze des carillons, tonnerres des créneaux!
Que votre voix réponde aux clameurs délirantes:
Et que cent millions de poitrines vibrantes
Mêlent un long vivat aux chants nationaux.
Vous voyez la différence! et deux pages de ce style...
Comme cette élucubration nous paraît convenue, tapageuse,
incohérente!
Quand Fréchette fit paraître, en 1906, une nouvelle
édition de ses oeuvres, il y ajouta un grand nombre de pièces
inédites qu’il intitula: Épaves poétiques. Il s’excusa dans la
préface du manque d’unité de ce livre: « Nul lien de
cohésion, dit-il, entre ces pièces. La page patriotique
s’accorde à la page intime; la strophe religieuse suit de près
la stance descriptive; l’ode pindarique coudoie le récit
légendaire; la plainte d’un coeur blessé succède sans
transition à quelque réminiscence idyllique; la romance
pensive se mêle à la claironnée vulgaire. » En effet, on voit
dans ce choix de poésies une Ode pour l’inauguration du
monument de Mgr de Laval, une autre à Victoria, à Lady
Edgar, à Sarah Bernhardt, à Ovide Perreault, à Lady Minto,
sans parler des toasts à Mark Twain, à Louis Amable-Jetté et,
en dehors des morceaux de commande, des poésies
moralisantes, comme Le Courage, Sursum corda; d’autres
plus légères, Le Printemps; À une jeune Fille, Les Oiseaux du
Couvent, Le Souvenir, La Nuit. Il y a aussi des poèmes
religieux et patriotiques. Quelques-uns de ceux qui avaient
paru dans ses autres volumes ont été joints aux inédits. Il les
a un peu corrigés. De tout cela il nous a donné une sorte de
Pages choisies. Les Épaves poétiques contiennent donc des
poésies dites d’inspiration officielle et c’est du poète officiel
dont nous parlerons ici.
L’exemple lui venait de haut. À force de considérer le
poète des Odes et Ballades comme le plus grand modèle à
suivre, il a voulu lui aussi ajouter une corde à son arc:
composer des poèmes de circonstance. On se souvient en le
lisant de l’auteur de La Naissance du Duc de Berry, etc.
Pour le soixantième anniversaire du couronnement de la
reine Victoria, le poète veut que tout le monde se réjouisse,
que tout vibre, chante. Il ne suffit pas que les clairons, les
buccins et les fanfares résonnent. Il faut qu’entre le ciel et les
hommes l’harmonie s’établisse. Pour la grande souveraine,
les rues, les murs, les maisons prendront donc un air de fête;
les choses auront l’air de rendre des hommages vivants.
Il insiste, avec un mauvais goût évident, sur le prétendu
esprit démocratique de la reine Victoria, qui n’était pourtant
pas une adversaire de la hiérarchie et de l’aristocratie
anglaises. Mais Fréchette a découvert en elle une démocrate.
Il lui apporte -chose comique! -son hommage de Français
et de républicain.
Les fêtes de Québec et de Montréal ne justifiaient pas une
telle explosion de sentiments. On ne peut s’empêcher de
sourire devant cette intempérance de langage et de
partisanerie. Le loyalisme s’accorde mal avec l’espèce de
mysticisme libertaire qui coule le long de la pièce. Que de
lyrisme! Il déborde en alexandrins effrénés. Afin de frapper
davantage l’esprit du lecteur, Fréchette a recours à
l’énumération de ce qui s’est passé durant la vie et le règne
de la reine d’Angleterre. Il se demande quelle est la raison de
ces apprêts de fête, quel est le héros que l’on va célébrer, tout
comme au début de la Jeanne d’Arc de Casimir Delavigne.
S’agit-il de quelque cité de rêve ou de l’apothéose des
libertés triomphantes? l’idéal réalisé de ce que doit être un
gouvernement? D’un héros fameux, d’un Napoléon aux reins
d’acier, à la main puissante, qui pétrit l’Europe dans sa main?
ou encore, sur les chemins qui mènent au Colisée, d’un
prince qui traîne derrière son char un ennemi garrotté? De la
couleur, du mouvement, sans doute, dans cette énumération
qui s’ouvre, s’étend en larges nappes, qui grossit comme des
vagues de joie, montant d’une foule possédée par le délire
des grandes fêtes.
Louis Fréchette s’attaque à la question de gouvernement,
là où on ne s’attendait pas à la voir effleurée, si ce n’est avec
la plus grande discrétion. En effet, il est délicat quand on
s’adresse à une reine de parler de royauté, ou de république.
Dans la circonstance, perce chez Fréchette la grossièreté du
jacobin qui s’ébroue sur les rives du Saint-Laurent. On ne
prévoyait pas ici une profession de foi politique aussi
personnelle. Fréchette semble ne pas s’en être soucié. N’estce
point ridicule, souverainement déplaisant pour le moins,
de dire à une reine que l’on est républicain. Les opinions
politiques de Fréchette faussent ici son entendement, gâtent
son goût et à un tel point qu’il ose dire, dans son épître à la
reine, que Victoria a démocratisé le trône. On croit avoir mal
lu.
Si les Canadiens doivent à la reine d’Angleterre une
liberté à peu près complète, à partir de 1867, personne, sans
verser dans l’exagération, ne peut déduire de là qu’elle a
démocratisé la royauté anglaise. En réalité, la reine
d’Angleterre n’a rien sacrifié de ses prérogatives royales à la
démocratie. Sa générosité, sa largeur d’âme et d’esprit, son
habileté diplomatique ont pu, seules, donner cette illusion à
Fréchette. Le Canada a vu fleurir, sous la domination de cette
reine, les libertés dont il jouit maintenant. Le gouvernement
responsable, l’égalité des deux langues furent solennellement
reconnus par le pacte fédéral de 1867, après des débats
acharnés au parlement canadien. Mesures libérales qui
honorent cette souveraine. Nous n’en disconvenons pas.
Écoutez-le renchérir.
C’est la fête de la paix, de la liberté, et dans la pensée du
poète, celle de l’humanité. Il évoque l’enfant royal, les
responsabilités qui pesèrent sur son front. On craignait que
son jeune âge ne l’empêchât de gouverner. Ce fut un moment
difficile. La révolte couvait en Amérique et en Orient. Mais il
suffit que Victoria paraisse. Aussitôt son charme, sa neuve et
splendide beauté domptent les rebelles.
Elle grandit en noblesse et en puissance, au moment
même où l’Angleterre étonnait le monde par son génie. Et
quand la reine, pareille à quelque souveraine d’un autre âge,
égarée dans notre siècle, voulut visiter les provinces du
royaume, son passage à travers ses peuples, ne fut qu’une
floraison d’enthousiasmes, d’espoirs, de libéralités. Fréchette
chante la douceur de ce joug royal.
Le poète s’attarde, ne va pas droit au but, ne choisit pas.
Ne voulant rien négliger, il accorde autant d’importance aux
moindres faits qu’aux actions éclatantes.
Cette pièce, quoiqu’il en soit, a du mouvement. Nous en
avons parlé longuement, parce qu’elle est, avec le poème
Jean-Baptiste de la Salle, l’une des plus importantes du
volume des Épaves poétiques et qu’elle caractérise, au
dernier degré, le goût et la veine fréchettistes. Les
exclamations, les apostrophes, les interrogations donnent au
style une allure solennelle et qui constituent le mouvement
extérieur de la pièce. À côté de cela, très sensible, très
palpable, le mouvement intérieur se traduisant par le feu qui
circule à travers ces vers. Et l’emploi du mot propre est
fréquent. Et ce qu’on trouve dans Hugo, les épithètes
concrètes se rencontrent ici. Pour marquer davantage son
hugolatrie, il s’écriera: l’aveugle populaire! On pense bien
qu’il n’a pas dédaigné l’antithèse; elle est trop constante.
Les événements politiques, l’anniversaire des grands
morts, des princes de la maison d’Angleterre, le centenaire du
collège de Nicolet, l’érection d’un monument à Crémazie, les
personnages de son temps: Sarah Bernardt, Albani, lady
Minto, l’inspirent tour à tour.
Le volume débutait par une ode à Mgr de Laval, le
premier évêque français de la colonie. En de larges touches,
le poète rappelle l’époque héroïque du Canada.
La vertu de Mgr de Laval, sa bonté, empêchèrent que le
désespoir ne s’emparât de ceux qui vinrent à Québec. On
comprend que le poète regrette que les mots soient
impuissants à célébrer ce grand évêque et ce grand français.
Ne maintint-il pas, durant toute sa vie, au coeur de ses
ouailles, l’amour de la patrie lointaine? Par son dévouement,
son abnégation, ses sacrifices, il consola les colons à ce
moment particulièrement difficile. C’est en Sauveur qu’il
apparaît aux yeux du poète, car il guida, en les aimant, ces
pionniers, et, quand ils semblaient découragés, il leur parlait
de jours meilleurs, relevait leur espoir abattu. Son souvenir
s’est perpétué par cette Université de Québec où l’on
enseigne encore le français et la fidélité aux vieux souvenirs.
De la sorte, on organisait la résistance, empêchant qu’une
petite nation française ne disparût. Le flambeau du
patriotisme, recueilli des mains mourantes de l’évêque, fut
porté plus tard par Papineau, Garneau, Crémazie. Politique,
histoire, poésie, se reconnaissent solidaires dans cette lutte
incessante qui se livra pour la conservation des droits acquis.
Aussi bien l’Alma Mater salue aujourd’hui son image en
ce jour de commémoration nationale (date de l’anniversaire
de Mgr de Laval); à cette occasion, elle a réuni ses enfants
qui, embrasés d’un même amour et d’une même foi, le
célèbrent avec reconnaissance.
Ô Laval! ces grands jours sont maintenant lointains;
De nos rivalités les brandons sont éteints;
La Discorde a plié son aile;
Joyeux avant-coureur de nouvelles saisons.
On voit, lueur sereine, au bord des horizons
Poindre une aurore fraternelle.
Paix à tous désormais... L’ombre de Papineau,
Triomphante, sourit au bronze de Garneau;
Et la divine Poésie,
Du haut de l’Empyrée abaissant son essor,
Au nom de la Patrie attache un fleuron d’or
À la lyre de Crémazie!
.............................
C’est ton oeuvre, grand mort, qui fit cela pour nous!
Aussi voilà pourquoi tout un peuple à genoux,
Plein d’une émotion sincère,
Naufragé que ta voile a su conduire au port,
Dans sa reconnaissance acclame avec transport
Ce glorieux anniversaire!
Le poète, qui fut au Canada, dans la province catholique
de Québec, un des représentants les plus enthousiastes de
l’idée républicaine, exprimera son admiration pour la fête du
quatorze juillet. Un lyrisme qui est, pour nous, suranné et
trop extravagant, préside à l’explication qu’il donne de
l’origine de cette fête. Il croit toujours qu’il est nécessaire de
préparer son sujet; il ne l’attaque de front que très rarement.
Cette narration fait décor: on aperçoit les rois chassés par les
peuples qui proclament les libertés. Fréchette, comme l’a
noté Mgr Roy, est de ceux qui font dater la France de la
Révolution. On le voit assez dans son livre écrit contre les
rois où il fait montre d’une partialité si outrageante, d’une
injustice de primaire: ici il magnifie le rôle qu’à partir de
1789, la Reine-France a joué à travers le monde, « semeuse
d’idéal et de progrès ». Il adopte, en outre, un rythme qui ne
lui est pas coutumier. D’habitude, quand il traite de grands
sujets, il emploie l’alexandrin. Ici, ce sont d’abord des vers
octosyllabiques coupés par des vers de deux pieds. Le rythme
de la phrase, sa forme métrique, dénotent plus d’apprêt que
de coutume, une tendance à l’art voulu, recherché. Si les
idées, les sentiments sont toujours suscités par la passion
déraisonnante, ils sont coulés ici dans des formes qu’il
cherche à varier. Le poète semble vouloir apporter dans la
composition de sa pièce plus de science que de liberté et de
sensiblerie. Il raisonne ou plutôt il veut raisonner. Cela ne
dure qu’un instant. Il reprend l’alexandrin, donne libre cours
à une sorte d’emphase comique dont il ne soupçonne pas
l’excès. « Le quatorze juillet, un soleil qui promène sur le
bord de l’humanité l’éblouissante clarté de son flambeau. » Il
se noie dans de folles comparaisons. La France est comparée
à Sodome, et sous la chaleur de ce soleil -de juillet -les
vieux donjons de pierre fondent comme par enchantement. Il
est incroyable de voir tout ce qu’il consomme d’images
multiples et terrifiantes: hydres de la nuit, larves du passé,
cachots suintants et noirs, tenailles... Nous n’exagérons pas
nous citons Fréchette lui-même -chevalets, verrous, chaînes,
haches, billots, registres d’écrous, massifs, créneaux,
souterrains. Chaque mot évoque une image sombre ou
torturante. Il ne conçoit l’histoire, avant 1789, que sous les
pires couleurs. Le vers est construit de substantifs soudés les
uns à la suite des autres.
Poursuivons. Fréchette est tellement entraîné par ses
divagations qu’il perd la notion vraie des choses. Ce n’est
plus un républicain qui salue l’âge futur. Le prophète surgit.
Il déroule la série des hyperboles, comme s’il s’agissait
d’oriflammes et de drapeaux. Il contemple l’effondrement
des régimes, le tumulte de la révolution et il écrit:
On vit l’humanité debout sur les débris
Dans un embrasement sublime.
Il sait éveiller plus sûrement l’intérêt lorsqu’il parle du
rôle que joua Paris dans l’histoire des lettres humaines. Il
croit à l’action durable, quotidienne, qu’exercent,
qu’exerceront encore sur l’Europe et le monde entier la
science et les lettres françaises. Science et lettres qui ont
marqué dans l’histoire des idées humaines et qui offrent le
spectacle d’un perpétuel recommencement.

À cause de cette fonction sublime que la France continue
et parce qu’elle est notre mère -c’est toujours Fréchette qui
parle -la mère lointaine et jamais oubliée, il lui redit son
admiration en des strophes éloquentes, rarement déparées
cette fois par des fautes de goût, des comparaisons
laborieuses.

Par ailleurs, il nous intéresse peu quand il célèbre
l’anniversaire de naissance des hommes politiques canadiens
qui sont ses amis: Honoré Mercier, Amable Jetté, Alfred
Thibaudeau, ou de lady Minto. Le ton, alors, est d’une
familiarité choquante, fortement entaché de prosaïsme. Ces
pièces renferment toutes les incorrections, le laisser-aller, les
banalités d’une conversation entre amis qui ne disent rien ou
ne veulent rien se dire.

On est fixé, après les avoir lues, sur sa façon de manier
l’encensoir, les éloges de circonstances. On le retrouve tel
qu’il était dans les précédents volumes lorsqu’il nous donnait
de la poésie badine, légère ou enfantine. Il est curieux de
constater que l’évolution poétique du poète ne se fait guère
sentir. Il est resté tel qu’au premier jour. Sa sensibilité ne
s’est pas enrichie; son talent n’a pris un aspect nouveau que
dans La Légende d’un Peuple. Du moins, à défaut d’une
réalisation fort heureuse, on le sentit soulevé par une
aspiration très haute dans les thèmes que son imagination
aimait alors à féconder. Depuis, il n’a pas élargi sa manière;
il ne s’est pas dépassé.






Dernières années.
Louis Fréchette s’occupa de politique de 1870 à 1878. Les
électeurs du comté de Lévis, qui lui infligèrent d’abord deux
défaites successives, l’envoyèrent enfin à la Chambre
d’Ottawa où il joua un rôle assez effacé. De nouveau battu à
la consultation électorale de 1878, il renonça à la politique
active pour se consacrer presque exclusivement à la poésie.
M. Honoré Mercier, alors premier ministre de Québec, le
nomma en 1889 secrétaire du Conseil Législatif. Entre temps,
il fit un voyage en France où il assista à la séance de
l’Académie française qui couronna d’un prix Montyon Les
Fleurs boréales. M. Camille Doucet, le 5 août 1880, dans une
séance publique de l’Académie française, parla en ces termes
du poète canadien: « Jeune encore, M. Louis Fréchette, tour à
tour avocat et journaliste, eut en dernier lieu, pendant cinq
ans l’honneur de représenter le comté et la ville de Lévis au
Parlement fédéral. Il n’appartient plus aujourd’hui qu’à la
littérature, et pendant que ses vers nous apprenaient à le
connaître, un grand drame de sa composition obtenait un
succès retentissant sur le théâtre français de Montréal. C’est
en français, messieurs, qu’on parle et qu’on pense dans ce
pays jadis français que nous aimons et qui nous aime. »
Durant son premier voyage, Fréchette tomba malade et fut
obligé de s’aliter. En 1887, le poète revint en France avec son
manuscrit de La Légende d’un Peuple que publia « La
Librairie Illustrée ».
Il eut aussi une autre grande joie: celle d’approcher Victor
Hugo. Il a raconté, à la Société Royale d’Ottawa, la visite
qu’il fit au grand poète. Nous reproduisons le récit de cette
entrevue:
Chez Victor Hugo
Je suis peut-être le seul Canadien qui ait jamais approché
le poète incomparable dont les oeuvres ont jeté tant d’éclat
sur notre siècle.
À l’époque où j’eus l’honneur d’être reçu chez lui, il
emplissait le monde de sa renommée. Il était rentré en France
en triomphateur, après vingt années d’un exil qui avait
entouré son front de l’auréole des martyrs et des prophètes.
Et il vieillissait dans l’austérité d’un travail persistant et plus
fécond que jamais, caressé par ses petits-enfants, idolâtré par
son grand Paris, acclamé par la France, salué par l’univers
entier. On disait de lui « qu’il était entré tout vivant dans
l’immortalité »; et ceux qui pouvaient apercevoir, même de
loin, le vieillard prodigieux qui, à douze ans, avait été
surnommé par Chateaubriand, l’enfant sublime, se sentaient
tentés de baisser la tête, presque éblouis.
C’était quatre ans avant sa mort -en 1880. -J’étais
depuis quelques semaines à Paris; et, à chaque instant, des
célébrités littéraires, avec lesquelles les circonstances
m’avaient mis en contact, me disaient:
-Avez-vous vu Victor Hugo?
-Il faut aller voir Victor Hugo!
-Ne manquez pas de faire visite à Victor Hugo.
Un jour, Eugène Manuel -l’éminent poète qui vient de
poser pour la deuxième fois sa candidature à l’Académie
française -insista plus que les autres:
-Vous avez une trop belle occasion, me dit-il; vous seriez
impardonnable de ne pas en profiter. Il n’y a pas deux Victor
Hugo au monde; et, malheureusement, il n’y est pas pour de
longues années maintenant. Ne le voit pas qui veut, du reste;
je n’ai pu le rencontrer, moi, que lorsque j’ai été candidat à
l’Académie. Les circonstances dans lesquelles vous vous
trouvez vous ouvrent tout naturellement sa porte; profitez-en.
Demandez une audience, et présentez-vous chez lui à dix
heures du soir. C’est le moment où il sort de table.
Paul Féval m’avait même chargé d’un message pour le
grand maître:
-Vous lui soufflerez de ma part, avait-il dit, qu’il est le
colosse du siècle, mais aussi un grand scélérat.
En France, plus encore qu’ailleurs peut-être, ceux qui ne
pensent pas comme nous sur certains sujets sont des
scélérats, ni plus ni moins. Enfin, sans être absolument
disposé à me charger de la dernière partie de la commission
surtout, je me décidai à demander l’entrevue en question.
J’écrivis donc à cet effet une petite lettre dans laquelle
j’essayai de réunir, entre autres qualités de style, un peu
d’élégance avec beaucoup de concision. Et ce n’est pas sans
un léger tremblement nerveux, je l’avoue, que je traçai, sur le
dos de l’enveloppe, la suscription suivante:
À Victor Hugo,
130, avenue d’Eylau.
Quelques jours après, à mon retour d’une excursion dans
le Berri, je trouvai sur ma table une petite note ainsi conçue:
« Monsieur, -Je suis chargé par M. Victor Hugo de vous
dire que vous serez le bienvenu chez lui, le jour qui vous
conviendra, à 10 heures du soir. Agréez, Monsieur,
l’assurance de mes sentiments distingués.
RICHARD LESCLIDE. »
L’avenue d’Eylau -qui devait devenir, l’année suivante,
l’avenue Victor-Hugo -est, comme on le sait, une des douze
grandes voies publiques qui convergent à l’Arc de triomphe
de l’Étoile. Le soir même, un coupé de remise me déposait à
la porte du grand poète.
La maison qu’habitait l’immortel auteur de tant de chefsd’oeuvre
-aujourd’hui transformée en musée -n’a rien de
particulièrement imposant. C’est un hôtel assez élégant, mais
de petites dimensions, tout blanc, avec de grands jardins à
côté et en arrière. La porte, ni très large ni très haute, à deux
vantaux alors peints en vert, s’abrite sous une espèce de
marquise vitrée. Elle affleure presque le trottoir.
Ma montre marquait dix heures. Je tirai le bouton doré, et
le bruit de la sonnette me retentit jusqu’au fond de la poitrine.
Mille émotions diverses m’assaillaient. J’allais me trouver
face à face avec l’homme extraordinaire dont les conceptions
grandioses avaient si souvent éveillé mes enthousiasmes
juvéniles. J’allais toucher cette main qui avait jeté tant
d’incomparables pages aux quatre vents du monde et du
siècle. J’allais contempler ce front monumental, tout chargé
de gloire et d’années, et que le génie avait couronné d’un
nimbe impérissable. J’allais voir Victor Hugo. J’allais
entendre sa voix, lui parler... Que lui dire? Le coeur me
battait violemment, et j’avais des envies folles de me sauver.
Enfin la porte s’ouvrit:
-M. Victor Hugo?
-Il est à table, me répondit une petite bonne fraîche et
accorte; que monsieur se donne la peine d’entrer.
-Voici ma carte. Et pendant que la jolie bonne
s’acquittait du message, jetant un coup d’oeil à ma gauche,
j’aperçus par l’entrebâillement d’une porte, dans une toute
petite pièce, deux femmes en grand deuil qui paraissaient
pleurer. La bonne revint avec un sourire.
-Monsieur prie monsieur d’entrer au salon, dit-elle; il
sera à lui dans un instant.
Et, soulevant une lourde portière, elle m’introduisit dans
le salon, tout au bout de l’antichambre. Je ne vis personne,
mais j’entendis le bruit de plusieurs voix en conversation
animée, mêlé au cliquetis et aux tintements ordinaires d’une
salle à manger à la fin d’un repas.
Le salon du grand poète formait un carré long, meublé
d’une façon que je n’ai remarquée nulle part ailleurs. Il était
tout garni de tentures capitonnées et de draperies, le tout en
satin rouge, sans autres ornements qu’un lustre en cristal
suspendu au plafond, deux appliques en bronze doré à trois
branches, et une riche pendule placée sur le manteau de la
cheminée, lequel était en marbre noir et garni de velours
rouge, broché d’or. Deux rangées de fauteuils en bois doré, et
en satin rouge aussi, s’alignaient face à face, au milieu de la
pièce et dans sa plus grande longueur, sur un tapis à fleurs
roses et à fond blanc. Entre ce salon et la salle à manger, une
large baie sans porte s’ouvrait sur un espace sombre.
C’est par cette baie, devenue tout à coup lumineuse et
pour ainsi dire rayonnante, que m’apparut le maître. Il
marchait d’un pas un peu lourd, mais la tête haute et grave,
ayant à son bras sa vieille amie, Mme Drouet -une autre des
personnes chères que le grand octogénaire devait voir
disparaître avant lui.
Plusieurs convives les suivaient, parmi lesquels une autre
dame, brunette pleine de vivacité dont je n’ai jamais su le
nom -Mme Dorian probablement -Auguste Vacquerie, Paul
Maurice, Eugène Lockroy -je les reconnus par leurs portraits
qui m’étaient familiers -et enfin, un jeune homme que je
supposai être le secrétaire du poète, M. Richard Lesclide.
Tout le monde connaît la tête de Victor Hugo, ces beaux
traits réguliers et pensifs, ce grand front marmoréen,
couronné d’une chevelure courte, presque hérissée, blanche
comme la neige, et cette bouche gracieuse respirant une
bienveillante bonhomie, encadrée par une barbe courte et
argentée comme la chevelure. Ses portraits sont en général
très fidèles. Seulement ce que la photographie ne pouvait
rendre, c’est son teint. Je m’attendais à voir une figure mate
et olivâtre, pâle en tout cas. Je me trompais. Victor Hugo
grand mangeur et qui aimait les bons crus, quoi qu’on en ait
pu dire -avait le teint fleuri des sanguins. Un cas assez
remarquable, comme on le voit, à l’encontre de la légende
qui veut que tous les poètes soient nécessairement étiques,
poussifs et blêmes.
Quant au reste du physique, Victor Hugo était un homme
d’à peu près cinq pieds huit pouces, carré d’épaules, et de
taille un peu pleine. On ne lui aurait pas donné son âge.
Il s’avança vers moi la main tendue. Mais, au moment où
j’allais répondre aux quelques paroles polies qu’il venait de
m’adresser, voilà qu’une des personnes en noir que j’avais
entrevues en entrant se précipite dans le salon, et vient
tomber, en fondant en larmes, à genoux entre le poète et moi.
Victor Hugo se pencha vers elle, la releva avec bonté, lui
demanda ce qu’elle désirait; et, comme la suffocation
empêchait la pauvre femme de parler, il l’entraîna dans la
salle à manger, d’où nous arriva bientôt, au milieu des
exclamations et des sanglots, la voix sympathique et
profonde du maître qui disait:
-Calmez-vous, calmez-vous, chère madame; nous allons
voir à cela.
Victor Hugo était, à Paris, l’homme par excellence à qui
s’adressaient toutes les grandes infortunes. Cet incident avait
naturellement interrompu le caquetage bruyant des convives,
qui recommença de plus belle l’instant d’après.
-Moi, s’écriait la jeune dame, je ne conçois pas qu’on
dise monsieur Victor Hugo; c’est absurde.
-Et pourquoi donc? demandait quelqu’un.
-Tiens! mais est-ce qu’on dit monsieur Voltaire?
-Ah! cela, c’est différent.
-Mais pas du tout: Victor Hugo est aussi grand que
Voltaire.
-C’est vrai, mais...
-Ah! vous direz tout ce que vous voudrez, on ne doit pas
appeler Victor Hugo monsieur. C’est trop bourgeois, c’est
l’assimiler au premier venu.
-Ah! mais, pardon, Madame.
-C’est inutile, vous dis-je.
-Vous admettrez pourtant que Victor Hugo est bien le
premier venu pour certaines gens.
-Je les plains ceux-là.
-Tant que vous voudrez, mais il y a deux hommes dans
le grand homme. Victor Hugo pour le public, mais pour sa
blanchisseuse: monsieur Victor Hugo.
-Voyons, Monsieur, fit la petite dame en s’adressant à
moi, vous êtes américain.
-Oui, Madame, du Canada.
-Comment dit-on chez vous, Victor Hugo, ou monsieur
Victor Hugo?
-Ma foi, Madame, répondis-je sans trop savoir comment
me tirer d’affaire, tout à l’heure, à la petite bonne qui m’a
ouvert la porte, j’ai dit monsieur Victor Hugo, mais c’était
pour la première fois de ma vie. Il est vrai qu’en Amérique
nous n’avons pas l’avantage de posséder de blanchisseuse du
grand homme.
-Là!
-Eh bien?... C’est absolument cela.
-Mais oui, c’est comme je disais.
-Ah! mais non, par exemple.
-Permettez!
-Ah! mais non, voyons!
-Permettez, permettez donc...
-Pardon, pardon, pardon...
-Oh! la la la la!
Et patati et patata; c’était un torrent. Tous parlaient à la
fois. Il paraîtrait que, bien loin d’avoir tranché la difficulté,
ma réponse n’avait fait qu’embrouiller la question. Je ne
savais trop quelle contenance garder, lorsque la grande figure
léonine du maître reparut dans le cadre lumineux de la salle à
manger.
-Allons, me dis-je à moi-même, du courage!
Le fait est que j’aurais aimé tout autant me voir loin. Mais
jugez de mon embarras lorsque le grand poète s’approcha de
moi, et me dit sur un ton plein de bonté:
-Et vous, cher monsieur, que puis-je faire pour vous être
utile?
-Je vous demande pardon, grand maître, balbutiai-je... je
ne suis pas un solliciteur... je désire seulement... vous
présenter...
Mais, pour comble d’ahurissement, je m’aperçus, en
sentant la sueur perler à mon front, qu’il me fallait hausser la
voix: mon imposant interlocuteur se penchait la tête vers moi,
la main à l’oreille. Il ne m’entendait pas. Cette demi-surdité
m’étonnait, comme si un homme comme Victor Hugo eût dû
être inaccessible aux infirmités humaines.
Dans mon embarras, il me vint une idée; je tirai de ma
poche la lettre de M. Lesclide et la présentai au poète.
-Ah! très bien, dit-il, vous êtes un confrère. Pardonnez à
ma méprise. Cette scène m’a tout bouleversé.
Et puis, en me serrant très cordialement la main et en
m’indiquant du geste ses convives et la rangée de fauteuils, il
ajouta, sur un ton d’extrême urbanité:
-Vous êtes chez vous, Monsieur. Si ma maison ne peut
être ouverte à tout le monde, vous êtes de ceux qui ont
toujours le droit d’y être les bienvenus. Vous venez du
Canada, notre ancienne colonie, à ce que je vois.
-Oui, maître.
-Une grande perte que nous avons faite là. Les folies de
Louis XV nous ont enlevé la moitié de l’Amérique. Il y a bon
nombre de descendants de Français chez vous, n’est-ce pas?
-Plus de deux millions.
-Vraiment? Et depuis quand habitez-vous ce pays-là?
-J’y suis né, maître. Je suis un enfant des anciens colons
français. Vous m’avez déjà fait l’honneur de m’écrire deux
fois: une en 1863, de Guernesey, une autre il y a trois ans, par
l’intermédiaire de votre collègue au sénat, M. Laurent-Pichat.
-Bon, j’y suis, j’y suis!... Vous savez, je m’embrouille un
peu dans ces détails-là... Ah! l’Amérique, j’aurais bien voulu
la voir! Il y a eu là des hommes antiques. Mais que voulezvous,
je n’ai jamais eu le temps de voyager.
-Vos ouvrages ont voyagé pour vous, maître. Ils vous ont
créé des amis passionnés dans les deux hémisphères; des
amis, ajoutai-je en reprenant un peu d’aplomb, qui
voyageraient bien, eux, s’ils étaient sûrs d’être admis comme
moi en votre présence.
-Le fait est que je suis un peu forcé de me claquemurer.
Je n’ai pas encore terminé mon oeuvre, voyez-vous; et, à
mon âge, le temps presse.
-Merci de m’avoir mis au nombre des exceptions, cher
maître; cette entrevue sera certainement le souvenir de ma
vie.
-Vous n’avez qu’à la renouveler, si cela vous fait plaisir,
me dit Victor Hugo très affectueusement.
Je n’ai eu ni le temps ni la hardiesse de profiter de
l’invitation. Après quelques minutes de conversation sur des
sujets plus ou moins personnels, je me levai pour prendre
congé du grand homme. Il me reconduisit jusqu’à la porte du
salon. Je vois encore sa main blanche et potelée, assez forte,
mais aux doigts très effilés, soulever pour moi la portière en
satin rouge.
Quelques minutes après, j’arpentais les Champs-Élysées,
la tête assiégée par mille pensées tumultueuses.
Pas un autre homme au monde ne m’a causé la millième
partie de ces impressions. Je comprenais ces vers de Jean
Richepin, parlant de sa première visite chez Victor Hugo:
Il me semble, ce soir, que le boulevard bleu.
Bordé de becs de gaz, est un chemin d’étoiles,
Et que celui chez qui je vais, c’est le bon Dieu.
De retour en Amérique, Fréchette est salué à ce momentlà
comme le poète national du Canada.
En 1881, l’Université McGill (Montréal) et l’Université
Queen (Kingston) lui décernent le titre de docteur en droit; en
1888, l’Université Laval, celui de docteur ès lettres. En 1897,
il recevra le titre de C. M. G., c’est-à-dire de compagnon de
l’Ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (décoration
anglaise); en 1900, la Société Royale du Canada le choisit
comme président.
Vers 1895, il conçut l’idée d’un monument à Crémazie et
résolut de faire appel à la générosité de ses compatriotes du
Canada et des États-Unis. Ce noble projet lui tenait à coeur,
et il mit tout en oeuvre pour en assurer la réalisation dans un
avenir prochain. Parcourant les principales villes canadiennes
et américaines, il parla de son maître Crémazie, exaltant son
talent, son exemple, demandant des souscriptions. Ce beau
zèle fut enfin couronné de succès et, en 1906, sur la place
Saint-Louis, à Montréal, on vit s’élever, oeuvre du sculpteur
Philippe Hébert, le buste du poète. L’inauguration de ce
monument donna lieu à une grande cérémonie où les
représentants du pouvoir civil et de l’Église canadienne
brillaient au premier rang. Une foule nombreuse se pressait
aux pieds du monument. Charles Gill et Gonzalve
Désaulniers y lurent des vers débordants d’enthousiasme.
D’autres poètes apportèrent leur hommage au premier lyrique
canadien. Louis Fréchette y prononça un discours:
C’est la première fois, dit-il, que notre pays rend un
hommage public et permanent, je ne dirai pas à un homme de
lettres car Octave Crémazie ne fut pas à proprement parler un
homme de lettres -mais à un travailleur de la pensée, comme
on disait autrefois, à un amant de l’idéal.
Jusqu’ici ces récompenses ont été réservées à nos soldats,
à nos hommes d’État, aux membres éminents de notre clergé.
La patrie a eu raison sans doute de se montrer
reconnaissante envers ceux qui sont morts, ou tout au moins
ont exposé leur vie sur les champs de bataille pour la défense
de son drapeau; il n’est que juste de perpétuer le souvenir des
hommes qui ont accompli de grandes choses pour l’honneur
et la prospérité de la nation; de même que de dresser un
piédestal de gloire aux illustres bienfaiteurs qui ont honoré
notre pays et la religion par leurs vertus et leurs travaux.
Mais ceux qui, par leurs efforts et leurs talents, ont élargi
les horizons intellectuels de leurs contemporains, ceux qui
ont imprimé sur leur époque un cachet particulier de grandeur
et de distinction, ont droit aussi, ce me semble, à ce que leur
nom ne soit pas oublié.
Et cependant, ce n’est pas tant le poète, à titre de poète,
que nous avons voulu honorer dans Octave Crémazie; c’est
plutôt comme celui des nôtres qui a le plus contribué à
réveiller le sentiment français dans le coeur de notre
population, à y stimuler l’orgueil généreux de la race.
En effet, si l’on étudie de près ce que nos poètes et nos
littérateurs ont produit avant lui, on trouvera l’écho de bien
des aspirations patriotiques sans doute; on s’arrêtera sur bien
des passages, on admirera bien des chants où la patrie
canadienne est exaltée avec enthousiasme, où les droits de
notre nationalité sont fièrement revendiqués, où nos héros et
nos grands hommes reçoivent la part d’hommage qui leur est
due; mais là s’arrête l’effusion de nos sentiments.
Pour cette raison ou pour une autre, si l’on en excepte les
grandes pages et quelques refrains dus à la plume de notre
historien national, François-Xavier Garneau, un autre grand
patriote qui sera avant longtemps dignement honoré à son
tour, je l’espère, le nom de la France est à peine prononcé.
On dirait que le souvenir de l’ancienne mère-patrie est
endormi, ou tout au moins redoute de se manifester au grand
jour.
Ce n’est que depuis 1854, depuis qu’Octave Crémazie a
jeté son premier cri franchement français; depuis que ses
strophes enflammées saluèrent de leurs acclamations le
drapeau tricolore allié au pavillon de l’Angleterre sous les
bastions de Sébastopol; depuis qu’il évoqua, dans son
langage héroïque, nos anciens souvenirs de gloire unis aux
mélancoliques rétrospectives d’un passé toujours regretté;
depuis que, du haut du rocher de Québec, sa grande voix eut
clamé son vibrant « Vive la France! » à tous les échos du
pays, depuis enfin qu’il eut osé dire tout haut ce que chacun
pensait tout bas, que les Canadiens-français se glorifient tête
haute de leur origine française, affichent librement leurs
sympathies pour la France, et peuvent se proclamer Français
et bon Français sans inquiéter les susceptibilités légitimes de
personne.
À ce compte, Octave Crémazie fut, en quelque sorte, on
peut le dire, le précurseur de cette grande chose si belle et si
grosse d’admirables conséquences pour nous, qu’on est
convenu d’appeler « l’entente cordiale ».
Voilà l’oeuvre d’Octave Crémazie. C’est une oeuvre
nationale s’il en fut; et l’homme qui a su l’accomplir, qu’il ait
écrit en vers ou en prose, a droit à une reconnaissance
nationale.
Lisez cette phrase si significative, gravée sur le socle du
monument qu’on vient de dévoiler:
« Pour mon drapeau, je viens ici mourir.»
soupire, dans un hoquet d’agonie, le vieux soldat de Carillon,
qui, tout espoir de revanche à jamais perdu, enveloppe ses
derniers moments dans le drapeau qui lui rappelle, avec le
souvenir de sa chère France, tout un passé de sacrifices, de
gloire et de deuil.
N’est-ce pas là toute la légende de nos luttes anciennes,
avec le dernier mot de la fierté incoercible du sang qui coule
dans nos veines?
Cette haute pensée, notre grand statuaire Hébert l’a
admirablement rendue. Jamais son talent n’a éclaté d’une
façon plus vigoureuse, ne s’est affirmé avec une maîtrise plus
pénétrante.
Je n’ai pas la prétention de prophétiser, mais il me semble
voir dans des années et des années à venir, le jour de la saint
Jean-Baptiste, les enfants de nos petits enfants, faire un
pèlerinage annuel au monument de Crémazie, parce que ce
monument réveillera chez eux les patriotiques souvenirs et
symbolisera le plus éloquemment les sentiments de notre
peuple.
Non seulement on retrouvera, au pied de cette stèle,
l’héroïsme de nos aïeux immortalisé dans le bronze et le
granit, on y verra surtout une impérissable illustration de ce
que notre fidélité à nos origines a su, même sous un drapeau
étranger, conquérir, pour nous et nos enfants; c’est-à-dire une
place large et féconde au soleil de toutes les libertés.
On y trouvera la consécration formelle des traditions qui
unissent pour toujours la France de l’Europe à la France
d’Amérique. Ce sera notre vieille France, notre aïeule
glorieuse et vénérée que nous retrouverons là, dans les plis de
son drapeau, qu’il soit tricolore ou fleurdelisé peu importe, de
son drapeau, dis-je, rendu à jamais sacré par les
embrassements d’un mourant.
N’ai-je pas raison de dire que ce n’est pas simplement à
un poète que nous avons élevé ce piédestal? C’est le
patriotisme qui a sacré Octave Crémazie poète; son
monument sera, par excellence, le monument du patriotisme!
de notre patriotisme canadien-français!
Ce sera en outre un brillant hommage à la mémoire de
notre plus célèbre illustration littéraire, dans le domaine de la
poésie, et l’on admettra que c’est déjà quelque chose!
Transporté dans un autre milieu, Octave Crémazie eut pu
devenir un très grand poète; mais s’il n’a pas eu autour de lui
l’horizon qu’il fallait à son envergure, il n’en a pas moins
mérité l’admiration de ses contemporains, qui lui ont
unanimement décerné un titre qu’il porte encore et qu’il
portera longtemps: celui de « poète national du Canada ».
En somme, mes chers compatriotes, voici une de nos
dettes payée; à quand celles que nous devons encore? Notre
poète national et notre historien -qui aurait dû peut-être
passer le premier -sont deux frères jumeaux qui ne doivent
pas être séparés.

En 1896, il fit une conférence sur Lourdes où, après une
description de cette terre sanctifiée par la foi de milliers de
pèlerins, s’épanchait sa religiosité:
Dans ce cadre merveilleux, il flotte comme un souffle de
mystère, comme une vague lueur de paradis rêvé.
Les bruits de la nature y ont comme des voix de
cantiques.

Ce sont des légendes que la brise chuchote dans les sapins
des gorges, dans les peupliers des routes.
Tous ces sommets lumineux font penser au ciel; tout ce
calme et toute cette solitude parlent à l’âme le langage des
choses divines. Aussi vous semble-t-il que vous êtes là dans
un temple, et nulle pompe religieuse ne vous y étonne, etc.
Fréchette est maintenant au comble de ses plus chers
espoirs. Il a assisté au triomphe sans précédent du parti
libéral. Pour la première fois, le pays est gouverné par un
Canadien français, Sir Wilfrid Laurier, ami de notre poète.
En 1900, paraît La Noël au Canada dont nous avons déjà
parlé et en 1908, sous le titre d’Épaves poétiques, un choix de
poésies.

Il écrit dans les revues, Le Monde Illustré,16 où il
commence le récit de ses souvenirs, s’occupe de critique
d’art. Il y donne aussi des contes dans le genre de ceux qu’il
a déjà publiés.

L’année suivante, à Ottawa, à l’occasion de sa nomination
à la présidence de la Société Royale, il prononce un discours
où il chante la gloire du siècle qui vient de finir. Il l’appelle
un siècle de lumières et de progrès, énumère les découvertes
et les noms des génies qui l’ont illustré.
Enfin, il prépare une édition définitive de son oeuvre qui,
sous le titre de Poésies choisies, parut en trois volumes:
16 Hebdomadaire français publié à Montréal.
Feuilles volantes et Oiseaux de Neige; Épaves poétiques et
Véronica, puis La Légende d’un Peuple.
Et un soir de mai 1908, comme il revenait de chez son
ami L.-O. David, il s’effondra sur le seuil du couvent des
Sourdes-Muettes. Quand on le releva, il était mort.


Voici qu’au moment de laisser ce poète, si éloigné de nos
goûts et de nos idées, nous nous attachons à lui. Il doit en être
ainsi chaque fois qu’on dit adieu à un homme de foi.
Fréchette a été cet homme de foi: il a cru à l’avenir de son
pays, il a cru en lui-même, au rôle qu’il avait assumé. Malgré
certaines critiques très vives qu’il lui a adressées, il a aimé la
terre où il est né, au point de lui faire cadeau de vérités dont il
attendait une lumière bienfaisante. Il est probable qu’il a plus
souffert de son courage que sa patrie qui a l’air de se bien
porter, car les peuples ont la vie dure. Et il est mort, usé par
la flamme, l’activité dévorante qui a passionné sa vie de
poète.

Pour conclure, dirons-nous que Fréchette fut un grande
poète? Il serait nécessaire de nous expliquer ici. Grand! Oui,
si l’on considère que, de 1860 à 1900, il a été une
personnalité régnante littérairement, un de ces hommes sur
qui se portent la faveur ou la critique des lettrés et celle de la
foule. Sûrement, il a incarné quelques-unes des tendances
maîtresses de son temps et, parmi nos ouvriers de lettres, il a
été l’un des plus tenaces et des plus utiles. Aux aspirations du
peuple, il a donné une voix poétique, traduit les sentiments
dont il était animé. Il a donc résumé la conscience littéraire
des hommes d’alors en voulant servir la littérature, la poésie
avec une ardeur qui ne fut dépassée par personne, et parfois
dans l’expression de critiques désagréables à entendre,
cependant vraies, il a montré une énergie que les hommes de
maintenant sont bien empêchés d’avoir.
Mais son oeuvre roule des scories et des déchets; il est
rarement un artiste au vrai sens du mot. Victime d’une
civilisation matérielle qui n’avait de goût, en somme, que
pour le luxe tapageur et stérile, les vanités ronflantes, victime
aussi de la médiocrité des esprits qui a régné dans la
politique, la vie sociale et religieuse du Canada de son temps,
il n’a pas joui de l’atmosphère propice à l’éclosion d’oeuvres
solides, mûries, parfaites, qui font l’admiration des hommes
et défient le temps. Il a été surtout grand par ses désirs et ses
rêves, une sorte de vates canadien désireux de ravir le feu du
ciel. Sa lyre a chanté la race française-canadienne, les vertus
d’un passé glorieux, invitant les hommes de son époque à se
souvenir de lui, à s’en inspirer. À cause de cela, et parce que
durant son existence, il a fait entendre au-dessus des
vulgaires batailles électorales et autres, une sorte de chant
plein de ferveur, à cause de son dévouement fanatique à l’art,
à la pensée française, il demeure, dans l’histoire des lettres
canadiennes, l’un des types les plus remarquables de l’esprit
latin en Amérique. Sa vie et sa pensée sont consubstantielles
à celles de son pays. Il a enseigné à prier, à aimer, à souffrir
dans une langue pour nous sacrée. Avec Crémazie, il a été
l’un des pères de la poésie canadienne. Dans le Canada
bouleversé par les tempêtes, les fureurs aveugles de la
politique, son grand mérite fut d’être une sorte de héraut,
cramponné au rocher de Québec, criant à sa jeune race que la
condition pour elle de vivre était de se nourrir de l’esprit
français, et que si jamais elle s’en abstenait, elle deviendrait
une nation sans visage et sans âme. Cette attitude de
Fréchette lui fait beaucoup d’honneur. Elle lui assure dans
l’histoire des esprits au Canada une place de choix.
Mai 1932.




Bibliographie
Mes Loisirs, Québec, 1863.
La Voix d’un Exilé, Chicago, 1868.
Lettres à Basile, Québec, 1872.
Pêle-Mêle, Montréal, 1877.
Les Fleurs boréales, Les Oiseaux de Neige, Paris,
Rouveyre et Terquem, 1881; Québec, 1879.
Papineau, drame historique, Montréal, 1880.
Petite Histoire des Rois de France, Montréal (La Patrie).
La Légende d’un Peuple, Paris, Librairie illustrée, 1888;
Montréal, 1908.
Originaux et Détraqués, Montréal, Patenaude, 1892.
Lettres à M. l’abbé Baillargé, Montréal, 1896.
Lourdes, Darveau, Québec, 1896.
La Noël au Canada, Toronto, Morang and Co., 1899.
Feuilles volantes, Montréal, Granger, 1891 et 1908.
Épaves poétiques, Montréal, Beauchemin, 1908.
Ouvrages consultés
A.-B. Routhier. -Causeries du Dimanche, Montréal,
1871.
Garneau. -Histoire du Canada.
Charles ab der Halden. -Études de littérature
canadienne, Paris, Rudeval, 1904.
L.-O. David. -Souvenirs et Biographies, Montréal,
Beauchemin, 1911.
Fernand Rinfret. -Louis Fréchette. Saint-Jérôme, Libr.
J. E. Prévost, 1906.
Camille Roy. -Essais sur la littérature canadienne,
Québec, 1914.
W. Chapman. -Le Lauréat, 1894.
-Deux Copains, 1894.
Edmond Lareau. -Histoire de la littérature canadienne,
Montréal, John Lovel, 1874.
Henri d’Arles. -Louis Fréchette, Toronto, The Ryerson
Press, 1924.
De Celles. -Papineau, Cartier.
E. Hamon. -Les Canadiens français et la Nouvelle-Angleterre.
Aleandre Bellisle. -Histoire de la presse francoaméricaine.
Revue Canadienne. -Étude de Pascal Poirier sur Papineau, 1881.
Laurence A. Bisson. -Le Romantisme littéraire au Canada français, 1932.







Source: http://www.poesies.net

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