vendredi 4 octobre 2013

Au poète

Au poète de Marcel Dugas


Repose. Que le rêve divin hante ton cerveau sous la nuit
de l'éternité. Pourquoi, d'ailleurs, fatiguerais-tu à nouveau
l'espace de ta plainte, de ce murmure qui souleva ta poitrine
où mourait, en se tordant, ton inexprimable douleur?
Audacieux chercheur d'infini, penché sur des soirs
inspirateurs et que l'indicible nuance torturait, tu as parlé, tu
as tout dit.
Repose: tes mains mortes ne connaissent plus le
frémissement de la prière ou du désir; ton coeur ardent s'est
envolé, «parmi l'étreinte des brises ».
Tu gis dans l'immobilité des espaces, ayant épuisé le
soupir de ta peine.
Des fantômes, multiples et subtils, te composent un lit de
mystères sur lequel, allongé pour des siècles dans le silence,
tu endors ton âme saoule des tendresses de la terre.
Repose.
La poésie avait élu en toi ses retraites d'élection; le cri
n'eut jamais une bouche plus apte à le moduler, et la
mélancolie, mère prodigue des poètes, fit don à ton génie
d'un cantique où vivent les échos des lointains et de l'infini.
Nul, dans le monde où s'ébattent les vaniteux poètes ivres
de mots et de phrases, n'a su leur conférer un esprit plus vrai
et plus souple.
 
Les finesses y côtoient les parfums, et les roses
s'effeuillèrent sous tes doigts avec des flétrissures infiniment
douces.
« Endormeur de râles » Si bien nommé par toi-même!
jardinier qui erre en des jardins idéaux où succombent de
langueur la jeune fille et le damoisel.
Que tes marquises en robes à paniers froissent
délicieusement leur tissu! Et ton Scaramouche et ton Pierrot,
quels amours !
Mais ce n'est là que le décor de ta fantaisie, jamais pauvre
en surprises; c'est là le tableau où grouillent tes marionnettes
auxquelles tu as insufflé une âme et de l'esprit.
Un monde minuscule est sous ta main que tu diriges selon
ton caprice. Et il accomplit par des mimiques répétées l'acte
vital; un monde, à coup sûr, vivant, d'où s'élancent des
exemplaires choisis, façonnés de rêve et de réalité.
Tu les endors avec des mots pareils à des musiques.
Pour eux, la vie prend un sens qu'elle n'a point dans le
cours habituel des choses. Ils ne vivent pas de la vie de tous
les jours et, s'ils y sont soumis, ils savent s'en échapper par
les portes de l'imagination et du rêve.
Et là, au seuil du réel abandonné, sachant que les réalités
offrent quelque chose de résolu, tu les arraches à eux-mêmes,
aux lois, aux entraves, pour les précipiter dans le factice,
l'oubli des servitudes.
Tu promènes sur eux la baguette merveilleuse qui crée
l'Illusion aux mille visages de joie et de tristesse.
À travers les fictions en qui s'incarnent ta pensée et tes
fièvres, c'est toi-même, apparaissant, qui parles par ces
 
bouches, et c'est ta tristesse, déployée et chantante, qui
s'exhale et vibre.
C'est le rêve s'exprimant par ta poésie; c'est l'âme
humaine qui s'exaspère en plaintes et en sanglots.
Là, tu règnes avec des défis à la sagesse et à la raison; tu
ne te soucies pas d'apprivoiser ces déesses. Et tu sais qu'elles
sont servies par des adorateurs ingéniés à leur culte.
Pour être moins sévère et moins sûr, ton domaine est
néanmoins sauvé du néant par des créations amusées d'elles-
mêmes, par le cri d'un coeur traversé de la peine quotidienne.
Des photographes appliqués s'opposent à ton art en
réduisant au concert l'humanité idéale et littéraire, et en
fournissant une image finie, sans reflets comme sans
suggestions.
Art fermé qui s'efforce d'empêcher l'idéalisation de la
tristesse et qui ligote systématiquement l'être pensant dans
les mailles de la réalité.
Toi, tu fleuris les choses, leur donnes une âme variée,
harmonieuse.
Des poètes issus de ton génie, fécondés par lui, exploitent
dans ce siècle qui ne vit pas seulement pour la matière, les
filons que tu avais su découvrir.
Ils ont un autre génie, mais, sous les différences,
transparaît quelque chose de ta sensibilité.
Ils existent parce que tu as chanté et que, dans l'univers
de la poésie, tu apportas de nouvelles manières de sentir.
 
Dévoués à l'art, ils ajoutent à l'héritage des rêves
accumulés le long des siècles; ils servent l'Olympe décrié. La
Muse, à leurs yeux, ne garde pas sous ses lèvres des secrets
qui furent bons seulement pour des siècles jeunes et croyants.
Ils tentent de lui arracher d'autres hymnes, un cantique
accordé à notre âge de tourments et de doute, où affleurent
l'inquiétude et les aspirations d'un monde vieilli.
Grâce aux évolutions successives, l'âme humaine ne
demeure-t-elle pas un vaste champ de trésors encore ignorés?
Repose donc enveloppé des ombres paradisiaques, riche
de tes conquêtes, derrière l'horizon qui bruit de tant de
chansons inédites et de toutes celles qui s'en vont mourir au
sein de l'éternité.

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