vendredi 4 octobre 2013

La vieillesse des hommes

La vieillesse des hommes par Marcel Dugas


Ils sont vieux de milliers de siècles; ce n'est pas l'aurore
d'hier qui les a vus naître. Ils portent le fardeau des siècles,
les crimes, les fautes, les erreurs de tous ceux qui tracèrent
sur le sol des sillons remplis de boue, de sang et de larmes.
Et ils ont la figure de ces siècles, et de cette terre qui a
regardé les simulacres de leurs fantaisies et de leurs
impuissances.
En eux le bien et le mal habitent; et ils sont divisés contre
eux-mêmes.
Ingénieux à se détruire, ils n'ont pas su construire la
parfaite image.
Ils sont la négation d'eux-mêmes; ils vivent sur des
contradictions, et la terre et le ciel leur renvoient le reflet de
leurs erreurs.
Ils ne sont pas nés d'hier, et pourtant ils ont d'hier toutes
les illusions et tous les enfantillages: ils sont jeunes comme
hier, tout en étant des vieillards.
Cet hier, en s'en allant, n'a pas voulu trop les vieillir.
Et sous les espèces de l'homme, c'est toujours l'enfant
qui, en eux, revit et s'essaie aux oeuvres de raison.
Illusions attardées dans une ébauche d'homme qui se
pense mûri, afin que la pauvreté intérieure de ces êtres
n'apparaisse pas trop grande, trop irrémédiable!
 
C'est qu'il est difficile de changer la substance de ce
rêveur qui fut si ébloui du soleil, de la parure des choses, du
spectacle de la nature et des passions se disputant son coeur.
La raison en eux est défaite par la vie qui est le caprice, le
changement, la multiplicité des attitudes et ce qu'apporte,
dans son flot quotidien, la marée des appétits.
La vie contredit la raison; la vie ouvre les sources de la
soif et de la faim; la vie souffle sur le château des
abstractions: et c'est un effondrement de cartes, de joyaux
que dilapident des tares secrètes.
L'intelligence se remet à édifier avec peine sur un sable
mouvant, et, pour cette oeuvre, on aperçoit des ouvriers qui
s'épuisent au milieu des ténèbres, éclairées par de faibles
lueurs.
La cathédrale jaillit de la brute matière; elle s'élève,
portant la marque du souci des hommes.
Ici, c'est un temple; là, une Babel qui semble défier un
ciel muet.
La terre se couvre de constructions où ceux qui les
bâtirent dans l'effort quotidien tentèrent d'imprimer l'image
de leurs conceptions: maisons de prières, maisons d'artifice,
maisons de la foi ou du doute, maisons silencieuses où
s'endort le rêve patient et créateur; maisons du devoir où se
disciplinent des hommes farouches et rebelles; maisons de
poésie où, dans un mirage, se dressent des statues
frissonnantes; maisons qui laissent filtrer les parfums de
l'amour; maisons où des verrières enchâssent les héros et les
saints; maisons hantées de soupirs, de sanglots, où se débat la
tragédie des coeurs.
 
Toutes les maisons qui attestent que la volonté des
hommes fut moins forte que le hasard ou le destin; toutes les
demeures marquées du signe de la joie ou de la démence.
Voilà le grand oeuvre!
Le ciel les recouvre qui, un jour, fut escaladé par les
Titans, dans un effort de téméraire orgueil, repris par des élus
moins favorisés qu'eux et qui devaient, selon les jours, ravir
le feu ou tomber sur le sol, frappés de mort.
Le ciel répond aux hommes ou refuse d'écouter leurs
supplications.
Ses nuages se résolvent en pluie de larmes qui baignent
les jardins de la terre et les fructifient; le soleil lance ses
flèches d'or au coeur de la rosace; sous un dôme d'étoiles les
clochers, qui portent le symbole de l'homme des douleurs,
continuent leur prière; et la lune, avec ses traînes de satin
lumineux, se promène sur les bosquets où Adam et Ève
oublièrent la vie dans un baiser.
Le ciel récompense, de la sorte, l'effort humain.
Mais ce ciel, ces hommes, ces bonheurs, ces joies, cette
boisson de larmes sont vieux de milliers de siècles.
Les hommes penchent, de plus en plus, vers ce sol qu'ils
ont travaillé en tout sens, ensemencé de tous les blés, qui a vu
grandir leurs monuments, et vers lequel, poussés par un
besoin de vérité, ils reviennent sans cesse, tentant avec
orgueil d'y remodeler la première création de l'homme.
Les âges se suivent avec des hommes qui refont les
oeuvres du début du monde.
Et ils sont lourds de sacrifices, de labeurs, d'énergies
gaspillées, d'avoir osé dérober le feu des firmaments.
 
Ils penchent leur front vieilli vers un sol avare.
Oh! qui rajeunira ces très vieux enfants qui poursuivent
encore, après tant de siècles, la dure espérance?

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