vendredi 4 octobre 2013

Bois, car...

Bois, car...  de Marcel Dugas


«J'ai mis ma lèvre à la coupe d'argile,
Pour y chercher le secret de la vie;
Elle m'a dit: Tant que tu vis encore,
Bois, car les morts ne reviennent jamais. »
Mais je me suis éloigné d'elle, refusant d'écouter ce
conseil de sagesse. Un moment, l'idée me vint de briser cette
coupe à cause de tous ces morts qui n'y boiront jamais, de
ceux qui portaient en leur coeur une peine infinie et n'ont
jamais désaltéré leurs lèvres, de ces pauvres hères n'ayant
contemplé qu'un ciel chargé de pluies et de noir, et qui
tinrent dans leurs mains les instruments de l'esclavage. J'ai
fermé les yeux devant l'évocation des paradis artificiels que
l'ambroisie ouvre en nos veines, et j'ai tenu, sous mes
paupières, ces morts dérobés aux lumières qui vont me tenter
par leur variété, par les rayons qui fleurissent le corps des
humaines. J'ai dit:
« Non, arrête ton désir aux bords de cette coupe.
« Pense à tous ceux qui demandèrent en vain un bonheur
qui n'est pas venu auprès d'eux avec des pas d'amour,
secouant ses clochettes de lilas, ses bouquets de roses, ses
mots murmurés comme des frissons dans la soie.
« Tu n'as pas droit au plaisir, à cette fête des sens, de
l'esprit et du coeur, parce que ceux qui dorment
éternellement n'ont même pas soupçonné le délire qui va te
prendre, cet évanouissement de toi-même au bras du plaisir.
 
« Ton égoïsme si frémissant, à ses heures, d'orgueil pâmé,
quel défi à cette solitude où gisent les vaincus du soir et de la
bataille immémoriale!
« Arrête-toi, ne vois-tu pas sur cette coupe où tu cherches
de la vie non ses secrets, mais une extase d'une heure, ne
vois-tu pas ces mendiants qui sur ces bords se dressent,
tendent leurs lèvres exsangues pour qu'un peu de sang les
ranime, les arrache à la nuit?
« Ils y viennent dans une buée spectrale; ils y étalent leur
face livide et accusatrice; ils esquissent une danse macabre
autour de cette coupe.
« Ils sont là, pleins du regret des félicités ignorées qu'un
destin inique leur refusa.
« Ils arrivent par milliers, ils emplissent ce lieu de plaisir
où, roi dérisoire, couronné de fleurs, tu guettes la proie
offerte à tes appétits.
« Ne les entends-tu pas protester contre toi, le ciel jaloux
de leur vie, contre la mort qui les a capturés dans ses filets
sanglants?
« Écoute-les.
« Mesure tes pas, abstiens-toi de sourire, d'être heureux,
car le bonheur, c'est le jouet des fous, des aveugles et des
sourds.
« Le bonheur ne s'éploie ici-bas que sur des fronts de
démence; le bonheur n'a jamais hanté le front de l'homme
véritable.
« Le bonheur n'est qu'un cri d'enfant.
« N'augmente pas l'inconscience de la terre par un
aveuglement qui t'empêcherait d'apercevoir les mensonges
 
de ce vain éden où des hommes tâchent d'étreindre l'image
de la félicité.
« Dis adieu à la fête que tu projettes, arrache cette
couronne masquant un front qui se doit à la fierté des épines,
au sillon des rides, à l'épouvante de la pensée.
« Derrière les fenêtres, les déshérités sont là, haletants; ils
épient, regardent les apprêts de ton festin, les serviteurs
empressés à ton service, la table ornée de mets fins et rares,
les hôtes qui te sourient.
« Ils ne connaissent que les échos de la salle, le son des
voix enfiévrées, les accords de l'orchestre.
« Ils vont recueillir les miettes du pain de la table; leur
joie à eux ne sera qu'un reflet parcimonieux.
« Ils accusent, menacent; ils sont dévorés par la faim et la
soif; voilà un secret de la vie qu'il te faut découvrir. »
Mais tu fus sourd à ma prière, pauvre homme qui me
ressembles par la faiblesse et le désir, mortel séduit plutôt au
conseil de la coupe. Et je garde encore dans mon oreille ton
cri de fauve rué au plaisir:
« C'est en vain que tu cherches à me dérober la joie de la
vie. La coupe a raison: je vais boire, car les morts ne
reviennent jamais.
« Je bois pour être pareil à ces morts s'ils revenaient
soudain au jardin clair de la vie. Je bois pour eux, à leur
mémoire, à leurs os transis, à leur poussière.
« Je flatte à travers moi une sensation qui serait la leur et
je les ressuscite presque en goûtant à un enchantement qu'ils
ont inutilement souhaité.
 
« Je les venge de la vie en leur dédiant les minutes
enivrantes qu'elle m'accorde.
« C'est pour eux que mes doigts tremblants de fièvre vont
saisir l'urne de la joie.
« Mes lèvres rient sous la boisson qui les effleure, les
mouille, les touche avec son sillage de velours et de parfums.
Ma poitrine se gonfle, mes pieds trépignent, ma gorge
dévoyée roule un chant d'ivresse.
« Je suis le maître de l'heure, j'apprivoise le néant: un
oiseau éperdu, mais captif! Je règne sur la nuit et le monde.
« Les heures coulent autour de moi, m'enlacent et me
fascinent. Les lustres allumés sont moins étincelants que la
félicité qui m'éclaire.
« J'ai vaincu la clameur farouche du devoir, tous les
secrets de la vie m'appartiennent. J'ai dépassé la région
troublante du désir et, libre de scrupules, j'ai brisé les cercles
de l'impuissance.
« Ô morts, je bois à vous sur cette terre où vous n'avez
fait que paraître; je bois à la beauté flétrie de vos espoirs, à la
tristesse du séjour où vous maudissez les ténèbres. Entendez-
vous tressaillir, sur la terre qui vous tient prisonniers, des
pieds chancelants de plaisir?
« Ô morts, je bois à vous comme si vous reveniez mêler,
vivants, votre ronde à la bacchanale qui m'emporte, dans ses
tourbillons de ravissements. »

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